Textes philosophiques

Arthur Koestler   sur la synchronicité


   «Kammerer et Jung postulaient l’un et l’autre un principe a-causal jugé tout aussi important que la causalité dans le destin de l’homme et de l’univers. Face aux paradoxes de la physique quantique on peut penser que ce postulat n’est pas plus absurde que les théories de la science moderne ; mais même si nous étions prêts à l’admettre nous serions aussitôt obligés de demander : à quoi sert cet agent a-causal ? À quoi sert la causalité, nous croyons le savoir fort bien : à donner ordre et stabilité à l’univers qui, sans elle, serait un chaos ; à garantir, en somme, que si j’ouvre le robinet il en sortira de l’eau et non du feu. Le sens de la causalité, c’est la loi, c’est l’ordre. Mais quel est le sens du scarabée à la fenêtre de Jung ?
     Depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle à peu près, on répondait d’emblée à cette question en termes d’« influences », de « sympathies » et de « correspondances ». Les constellations gouvernaient les caractères et les destinées humaines ; le cosmos se reflétait dans le microcosme ; toutes choses étaient reliées non par des causes mécaniques, mais par des affinités secrètes ; les coïncidences n’avaient pas de place dans cet ordre invisible. La doctrine de la « sympathie de toutes choses » remonte au moins à Hippocrate : « Il y a un flux commun, un souffle commun, toutes choses sont en sympathie. » C’est un leitmotiv qui revient dans l’enseignement des pythagoriciens, des néo-platoniciens et des philosophes de la Renaissance. Pic de la Mirandole énonce clairement le dualisme de la causalité et de la sympathie a-causale :
Il y a premièrement l’unité dans les êtres par quoi chaque chose est une avec soi, consiste en soi, adhère à soi. Secondement, il y a l’unité par quoi chaque créature est unie aux autres et toutes les parties du monde constituent un seul monde.
     Le concept pythagoricien de l’Harmonie des Sphères remis en honneur par les élisabéthains, et toute la philosophie qui fut à la base des recherches de l’astrologie et de l’alchimie, se présentent comme autant de variations sur le même thème : les coïncidences signifiantes sont les manifestations d’un ordre universel.
     C’est une idée qui s’exprime sous sa forme la plus pure dans les écrits de Kepler : « Rien n’existe, rien n’arrive dans le ciel visible qui ne soit ressenti d’une manière mystérieuse par les facultés de la Terre et de la Nature : [de sorte que] les facultés de l’esprit ici-bas sont tout autant affectées que le ciel lui-même … L’âme naturelle de l’homme n’est pas plus grosse qu’un point, et sur ce point la forme et le caractère du ciel tout entier sont virtuellement gravés comme si elle était cent fois plus grande. » Cette capacité de l’âme humaine d’agir en résonateur cosmique avait pour Kepler, comme pour Pic de la Mirandole, un aspect mystique et un aspect causal : elle témoignait des liens de l’âme avec l’anima mundi mais elle était soumise en même temps à de fermes lois de géométrie.
     Un siècle plus tard Leibniz allait élaborer un système philosophique dont l’influence fut immense, en le fondant sur le concept des monades qui seraient « les atomes même de la Nature » ; mais à la différence des atomes matériels de Démocrite, il s’agit d’entités spirituelles dont chacune, tel un microcosme, reflète l’univers en miniature. Les monades n’agissent pas directement l’une sur l’autre, « elles n’ont ni portes ni fenêtres » ; mais chacune est en « accord » ou en « correspondance » avec toutes les autres en vertu de l’« harmonie préétablie ».
     Ce ne fut qu’au XVIIIe siècle, dans le sillage de la révolution newtonienne, que la causalité mécanique put régner en souveraine absolue sur l’esprit et la matière — avant d’être détrônée dans les premières décennies du XXe , à la suite de la révolution quantique. Mais même en plein XIXe siècle matérialiste, Arthur Schopenhauer, ce géant solitaire qui eut une si nette influence sur Freud comme sur Jung, proclama que la causalité physique n’est que l’une des reines de l’univers — l’autre étant une entité métaphysique, sorte de conscience universelle auprès de laquelle la conscience individuelle serait comme un rêve par comparaison avec l’état de veille :
La coïncidence est l’émergence simultanée d’événements non reliés causalement… Si l’on imagine chaque enchaînement causal progressant dans le temps comme un méridien sur le globe, on peut représenter les événements simultanés comme les parallèles de latitude …
     Les événements d’une vie humaine se trouvent donc tous dans des connexions de deux espèces foncièrement différentes : d’abord dans la connexion objective et causale des processus naturels ; et ensuite dans une connexion subjective qui n’existe que par rapport à l’individu qui l’éprouve et qui ainsi est aussi subjective que ses rêves, dont le déroulement est nécessairement déterminé, mais comme les scènes d’une pièce sont déterminées par l’intrigue du poète. Ces deux espèces de connexions existent simultanément, et le même événement, bien qu’il soit un maillon de deux enchaînements totalement différents, s’insère néanmoins dans l’un et l’autre, de sorte que la destinée d’un individu s’ajuste invariablement à celle de l’autre : chacun d’eux est le héros de son drame tout en figurant en même temps dans un drame qu’il ignore. C’est une chose qui passe l’entendement, et qui ne peut se concevoir que comme une conséquence de la plus merveilleuse harmonie préétablie…. C’est un grand songe rêvé par cette entité unique, la Volonté de Vie, mais de telle sorte que tous ses personnages doivent y participer. Ainsi toutes choses sont-elles reliées et mutuellement accordées.
     Les théories classiques de la perception extra-sensorielle qu’ont proposées Carington, Tyrrell, Hardy et d’autres sont encore des variations sur ce thème : « ether psychique », pensée de groupe ou inconscient collectif, servant de nappe souterraine dans laquelle les esprits peuvent individuellement puiser, et par laquelle ils communiquent. Le concept dominant est celui de l’Unité dans la Diversité : l’équivalence de l’Un et de tous. On le rencontre dans les écrits des mystiques chrétiens, il s’affirme dans le taoïsme et dans le bouddhisme : c’est lui qui trace les parallèles de latitude sur le globe de Schopenhauer et noue les coïncidences dans le tissu universel. Selon Jung toutes les pratiques divinatoires depuis l’observation des feuilles de thé jusqu’aux oracles compliqués du I Ching se fondent sur l’idée que les événements fortuits sont de petits mystères utilisables comme jalons sur la voie du grand mystère central.
Les Racines du hasard,
traduit par Georges Fradier [1973], Les Belles Lettres,

Indications de lecture:

Voir les textes de Jung sur le même sujet. Cf. Connaissance de la totalité.

A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z.

Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations
 
philosophie.spiritualite@gmail.com