Textes philosophiquesJohn Stuart Mill plaisirs inférieurs et plaisirs supérieurs
"On peut objecter que bien des gens qui sont capables de goûter les
plaisirs supérieurs (intellectuels esthétiques et éthiques) leur préfèrent
à l'occasion, sous l'influence de la tentation, les plaisirs
inférieurs (du corps ou des plaisirs de la domination narcissiques). Mais
ce choix n'est nullement incompatible avec l'affirmation catégorique de la
supériorité intrinsèque des plaisirs supérieurs. Souvent les hommes, par
faiblesse de caractère, font élection du bien le plus proche, quoiqu'ils
sachent qu'il est le moins précieux; et cela, aussi bien lorsqu'il faut
choisir entre deux plaisirs du corps qu'entre un plaisir du corps et un
plaisir de l'esprit. Ils recherchent les plaisirs faciles des sens au
détriment de leur santé, quoiqu'ils se rendent parfaitement compte que la
santé est un bien plus grand. On peut dire encore qu'il ne manque pas de
gens qui sont, en débutant dans la vie, animés d'un enthousiasme juvénile
pour tout ce qui est noble, et qui tombent, lorsqu'ils prennent de l'âge,
dans l'indifférence et l'égoïsme. Mais je ne crois pas que ceux qui
subissent cette transformation très commune choisissent volontairement les
plaisirs d'espèce inférieure plutôt que les plaisirs supérieurs. Je crois
qu'avant de s'adonner exclusivement aux uns, ils étaient déjà devenus
incapables de goûter les autres. L'aptitude à éprouver les sentiments
nobles est, chez la plupart des hommes, une plante très fragile qui meurt
facilement, non seulement sous l'action de forces ennemies, mais aussi par
simple manque d'aliments; et, chez la plupart des jeunes gens, elle périt
rapidement si les occupations que leur situation leur a imposées et la
société dans laquelle elle les a jetés, ne favorisent pas le maintien en
activité de cette faculté supérieure. Les hommes perdent leurs aspirations
supérieures comme ils perdent leurs goûts intellectuels, parce qu'ils
n'ont pas le temps ou l'occasion de les satisfaire; et ils s'adonnent aux
plaisirs inférieurs, non parce qu'ils les préfèrent délibérément, mais
parce que ces plaisirs sont les seuls qui leur soient accessibles, ou les
seuls dont ils soient capables de jouir un peu plus longtemps. On peut se
demander si un homme encore capable de goûter également les deux espèces
de plaisirs a jamais préféré sciemment et de sang-froid les plaisirs
inférieurs; encore que bien des gens, à tout âge, se soient épuisés dans
un vain effort pour combiner les uns et les autres."
L'utilitarisme, 1861, tr.fr. George
Tannesse, Flammarion, Champs classiques, 1988, p. 54-55
Indications de lecture:Voir leçon Les formes du plaisir. La question de l'indifférence et de l'égoïsme est en effet importante. Voir part B du cours.
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