Leçon 68.   L'œuvre d'art       

    Dans l'art classique, où l'œuvre est détournée de toute utilité, dans laquelle l'art est sa propre fin, l'opposition est nette entre œuvre d'art et les objets techniques. Aussi l'art classique se reconnaît à des œuvres, qui sont comme des monuments de l'esprit humain. Nous allons dans les musées admirer des œuvres d'art et il nous semble alors, qu'à côté des chefs d'œuvres, placés bien au dessus des objets ordinaires. L'art de Léonard de Vinci, la peinture de Raphaël, la sculpture de Rodin méritent de figurer sur un piédestal au dessus de l'ordinaire des objets techniques. De même, entre un tableau unique et une reproduction de supermarché, il y a la distance entre une œuvre d'art et un produit de consommation, distance que nous ne pouvons pas abolir. Ni renier.

    Cependant, l'art contemporain a su brouiller tous les repères. Entre l'égouttoir de ma cuisine et l'égouttoir placé dans un musée où est la différence? Entre ma poubelle dans la rue et la même poubelle arrosée de peinture dans un musée où est la différence?

    L'art contemporain surprend dans sa créativité, mais aussi par l'audace qu'il déploie à vouloir élever au rang d'art n'importe quel objet, n'importe quelle forme, n'importe quel bruit. S'agit-il de faire tomber l'œuvre d'art de son piédestal ou de décréter que n'importe quoi peut-être de l'art? Comment peut-on dès lors définir l'œuvre d'art, si rien ne la distingue d'un objet quelconque? Qu'est-ce qu'une œuvre d'art ?

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A. L'œuvre et l'idéal

    Dans la Critique de la Faculté de juger Kant propose une définition de l'œuvre d'art, à partir de l’activité créatrice qui le manifeste. L’art est humain et non pas un produit de la Nature. Si la Nature produit des effets, elle ne crée pas des œuvres. L’œuvre d’art suppose une liberté créatrice qui excède la fécondité naturelle. L’artiste crée en vertu d’un libre-arbitre, qui n’est pas la nécessité naturelle. Or, à ce libre-arbitre proprement humain est attaché l’usage de la raison et la capacité de donner une forme rationnelle à une création. Ainsi, pour Kant, « on se plaît à nommer une œuvre d’art le produit des abeilles (les gâteaux de cire régulièrement construits) mais ce n’est qu’en raison d’une analogie (R) avec l’art, en effet dès que l’on songe que les abeilles ne fondent leur travail sur aucune réflexion proprement rationnelle, on déclare aussitôt qu’il s’agit d’un produit de leur nature (de l’instinct), et c’est seulement à leur créateur qu’on l’attribue en tant qu’art ». (texte) L’abeille produit une structure très bien faite, mais elle ne fait pas par réflexion, elle fait sans penser ce qu’elle fait et elle ne peut pas faire autre chose, car il est tout simplement dans sa nature de produire les éléments de la ruche. C’est donc seulement dit Kant par analogie que nous verrons dans les ouvrages naturels de l’animal de l’art, parce que nous ne pouvons pas nous empêcher de les penser à l’image des créations humaines. Cette analogie relèverait ainsi d’un anthropomorphisme spontané, ce qui est une forme commune d'erreur.

    Il y cependant dans ce texte deux points surprenants : 1) Kant met la raison à l’origine de la création artistique. Cela se conçoit très bien dans le champ de la technique ; après tout, une invention comme la lampe halogène est un produit de nos connaissances scientifiques de la combustion et de l’électricité. Mais ce mode d’analyse convient-il à l’art ? L’œuvre d’art est-elle une élaboration de la raison ? 2) « c’est seulement à leur créateur qu’on l’attribue en tant qu’art » : Kant dit clairement que la Nature qui œuvre à travers l’abeille peut seule être désignée comme artiste, car en elle se rencontre l’intelligence créatrice que l’abeille déploie. Si cette intelligence créatrice était consciente, nul doute que l’on pourrait de ce point de vue voir dans la Nature un artiste de génie et dont les œuvres sont innombrables. Cela serait possible, sans nul doute, dans une interprétation finaliste de la Nature, telle que celle d’Aristote, pas dans une interprétation mécaniste de la Nature. Dans la mesure où nous continuons d’adhérer à un paradigme mécaniste de la Nature, nous sommes restons incapables de voir dans ce que nous considérons comme des « choses » naturelles, des œuvres d’art. Pour nous, l’œuvre d’art naît donc de la présence d’intentions conscientes, d’une finalité humaine dans la production d’un objet. Ainsi, quand « en fouillant un marécage on découvre, comme il est arrivé parfois, un morceau de bois taillé, on ne dit pas que c’est un produit de la Nature, mais de l’art ». Et donc : « quand on nomme simplement une chose une œuvre d’art, pour la distinguer d’un effet naturel, on entend toujours par là une œuvre de l’homme ».

    Pourtant, nous ne pouvons pas nommer œuvre d’art n’importe quelle production humaine. Il faut distinguer l’invention technique, de la création artistique et réserver le terme d’œuvre d’art à ce qui ne procède pas seulement d’une visée purement technique. L’invention technique est liée à un savoir d’ordre scientifique. Ma lampe de poche est un produit d'une ingéniosité technique qui se nourrit d’un savoir tiré de la physique. Je ne dirai pas que c’est une œuvre d’art, le seul nom qui lui convienne en la matière, c’est « objet technique ». Par contre, je peux identifier les fresques de Tassili N’Ajjer présentes au Musée de l’homme comme des œuvres d’art. Comme le dit Kant, l’art enveloppe une habileté de faire, distincte d’une science, comme la pratique se distingue de toute théorie. D’ailleurs, ce n’est pas en apprenant dans un livre comment faire une chaussure que je saurais la fabriquer, c’est une question de pratique et non de théorie. Enfin, dans le même texte, Kant ajoute qu’à l’art est associé une liberté créatrice qui fait de son activité un jeu, « l’art est libéral », tandis qu’une activité humaine tournée vers la seule technique est contraignante. Il lui manque le jeu libre de la création caractéristique de l’art, « le métier est mercenaire » dit Kant. L’ouvrier qui est coincé sur une chaîne de production, n’a certainement pas le sentiment de créer une œuvre. Il exécute des tâches techniques et c’est tout. On l'insulterait, si on désignait son travail d'artistique. Or, le paradoxe, c’est que le mot œuvre, indique le sens de ce que fait un ouvrier. Originellement, l’ouvrier, c’est celui qui fait une œuvre ! Or dans notre société postmoderne, le statut de l'ouvrier a été déchu. Non seulement l’ouvrier ne fait pas d’œuvre, mais en plus, il n’a même plus le sentiment qu’a l’artisan du bel ouvrage. Il ne travaille pas au sens profond du terme. Il exécute machinalement des opérations. Là encore, le paradigme mécaniste a joué son rôle, appliqué rigoureusement dans le monde du travail, il a détruit sa valeur essentielle d’œuvre, sous la forme d'une rationalisation forcée.

    Il en résulte que, dans un monde tel que le nôtre, régit par la techno-science, nous avons tendance à situer l’œuvre d’art sur des hauteurs éminentes, à donner à l’œuvre une majesté dont les objets techniques sont dépourvus. Mettre l’œuvre d’art sur un piédestal, c’est l’idéaliser. (texte) Nous avons idéalisé l’œuvre d’art en la situant dans un monde à part, loin des objets quelconques qui nous entourent, retrouvant en elle une manifestation de l’esprit. C’est exactement ce que veut montrer Hegel dans son Esthétique : « le côté sensible de l’œuvre d’art n’existe et ne doit exister que pour l’esprit ». Hegel prolonge l’opposition déjà présente dans le texte de Kant, entre la Nature et l’art. « L’œuvre d’art ne peut-être un produit naturel, ne peut-être animée d’une vie naturelle ». Le monde de l’art, c’est le monde de l’esprit, le monde où l’esprit vient à se manifester en-soi et pour-soi, tandis que le monde naturel n’existe qu’en-soi. Le monde naturel, c’est le monde des objets, or un objet ne sert qu’à une pure et simple consommation. Le consommateur détruit l’objet, il n’a pas vraiment égard à sa qualité spirituelle, car il ne voit dans l’objet qu’une chose utile, que la proie d'un désir. « Le désir dévore donc les objets », « il a besoin de ce qui est matériel et concret ». Il ne peut pas, sans se renoncer, accéder à une perception libre et désintéressée. Il ne peut pas laisser-être son objet, simplement pour le regarder, s’en émerveiller, le voir pour le voir, sans aller au-delà. Mais, en même temps, le moi qui désire sent bien que ses intérêts sont limités par la prédation elle-même. Il sent bien qu’il n’est pas libre par rapport à l’objet. Or, accorder un regard libre à un objet, n’est-ce pas déjà le regarder comme une œuvre ? La différence entre l’objet et l’œuvre ne tient-elle pas aussi à la différence entre perception commune et contemplation esthétique ? Aussi comprenons-nous Hegel quand il nous indique que l’homme, pour accéder à l’art, doit mettre entre parenthèses le désir et la sensualité, se faire pure sensibilité et esprit. « Envers l’art, l’homme ne se comporte pas selon son désir…Les œuvres d’art occupent un tout autre plan, puisqu’elles sont au service de l’esprit et ne sont là que pour le satisfaire ». L’homme qui se tourne vers l’œuvre d’art est en recherche du spirituel dans l’art (pour reprendre le titre de Kandinsky).

   Mais toute la question est de savoir ce que signifie le « spirituel dans l’art ». Le spirituel dans l’art se réduit-il à la beauté ? Si nous admettons cette équation, il en résulte que l’œuvre d’art se doit impérativement de manifester la beauté et c’est par la beauté qu’une œuvre d’art peut-être repérée, reconnue, nommée comme œuvre d’art. Les arts classiques sont les beaux arts, les arts du beau. Le Beau est l’idéal dont participe toute œuvre d’art, et qui la définit comme une œuvre. C’est là un langage que nous devons à Platon. Dans le Banquet¸ Platon en effet montre que la Beauté, dans son essence, est ce qui rend toutes choses belles à divers degrés, que ce soit dans la Nature ou dans l’art humain. Une chose : une belle marmite, un beau couteau, un être vivant, le beau cheval, une belle femme ; est belle pour l’harmonie qui est présente en elle ; et quand cette harmonie atteint une perfection mathématique, alors la beauté semble comme descendre sur terre, descendre dans la chose et la rendre belle. La Beauté absolue,  (R) vient toucher de son aile divine, une réalité mortelle et lui conférer le charme qui fait naître le désir. Ainsi du coup de foudre qui fait qu’un visage semble rayonner une Beauté surnaturelle, de cet éblouissement, qui fait qu’un être qui était avant quelconque, s’illumine d’une clarté divine. Ce qui est au début de l’amour est aussi présent à son sommet. Au sommet de l’Amour réside la compréhension de la Beauté, car la Beauté est ce que l’Amour découvre, quand il s’est dégagé de ses limites sensuelles, quand il s’est purifié de ce qui l’alourdit et le limite. Au sommet de la dialectique ascendante de l’Amour, il y a la révélation de la Beauté dans son essence pure et absolue :

    « Une réalité qui n’est pas soumise au changement, qui ne naît ni ne périt, qui ne croît ni ne décroît, une réalité qui n’est pas belle par un côté et laide par un autre, belle sous un certain rapport et laide sous un autre, belle ici et laide ailleurs, belle pour certains et laide pour d'autres. Et cette beauté ne lui apparaîtra pas davantage comme un visage, comme des mains ou comme quoi que ce soit d'autre qui ressortisse au corps, ni même comme un discours ou comme une connaissance certaine; elle ne sera pas non plus, je suppose, située dans un être différent d'elle-même, par exemple dans un vivant, dans la terre ou dans le ciel, ou dans n'importe quoi d'autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-même et pour elle même, perpétuellement unie à elle-même dans l'unicité de son aspect, alors que toutes les autres choses qui sont belles participent de cette Beauté d'une manière telle que ni leur naissance ni leur mort ne l'accroît ni ne la diminue en rien, et ne produit aucun effet sur elle ».

    Cela signifie que si nous étions capable de voir avec les yeux de l’Amour, nous pourrions contempler ce que le monde comporte de beauté et il en résulterait alors que nous verrions la Beauté comme principe d’unité de tout ce qui existe. De ce point de vue, bien que la Beauté ait sa demeure sur un plan qui n’est pas matériel, elle permet que tout ce qui existe participe d’elle à un divers degré. Toute chose, à un degré subtil, est une œuvre d’art car participant de la Beauté, même si la relativité des objets fait que, dans le temps, rien ne demeure. Rien n’existe en dehors de la Beauté : de la beauté du corps, à la beauté des actions, à la beauté des sciences, des lois, des œuvres de l’esprit, à la beauté de l’âme.

    Cette compréhension très élevée que nous propose Platon n’est pas d’un accès facile. ... Pour nous autres postmodernes, c'est un discours assez étrange et notre première tentation est de le relativiser dans l'histoire. Il n’est pas étonnant, que de la Beauté comme essence, on n’ait retenu que la beauté comme idéal spécifique à une époque et à une culture. Le culte de la beauté, de la Renaissance à nos jours, est inséparable de "modèles" qui sont ceux de l’art classique. d’un art figuratif, dont les lettres de noblesses ont été données par des artistes de génie comme Raphaël, Léonard de Vinci, les frères Le Nain, Nicolas Poussin. Ou bien en musique, par les monuments que constituent Vivaldi, Bach, Haendel et Mozart. En effet, que comprenons-nous aujourd’hui quand il nous est dit que l’œuvre d’art est l’incarnation de la beauté ? Une seule chose : dans l’art classique l’œuvre d’art doit suivre un modèle académique, celui qui a été légué par les grands maître de l’art. Notre tendance est de relativiser cette interprétation en disant que c'était peut-être vrai de l'art classique, mais cela ne concerne pas l’art contemporain. L’art contemporain n’a que faire de la beauté, qui n’est "qu’un idéal classique". Il explore des voies nouvelles . Par conséquent, il n’est plus possible de définir aujourd’hui l’œuvre d’art à partir de la beauté ; et comme nous avons toujours tendance à penser que les derniers à parler dans l’Histoire détiennent la vérité, il nous semble naturel de regarder l’art du passé, comme un art dépassé. C’est nous autres postmodernes qui sommes en possession de la vérité de l’œuvre d’art.

B. L'œuvre comme objet

    Trivialement : où est la vérité de l’œuvre d’art pour un postmoderne ? !! La réponse est assez surprenante, mais elle saute aux yeux : la vérité de l’œuvre d’art réside le plus souvent dans l’objet et même dans l’objet technique !

    Essayons de préciser ce qu’est un objet technique. Un objet technique c’est ce stylo que j’ai en main, cette table de tubes en métal, les couverts de la cantine, l’abri de bus avec ses néons. L’objet technique est d'abord fonctionnel, il est défini par son utilité. Les objets techniques sont standardisés et impersonnels et assez souvent de mauvais goût. L’objet technique est réalisé en milliers ou millions d’exemplaires tous identiques. On ne saurait donc parler ici d’une œuvre, il faut seulement dire qu’il s’agit d’un objet. Ce qui détermine la conception de l'objet, c’est sa fonction, son utilité. Peu nous importe que l’ouvre-boîte soit joli et décoré, l’important c’est qu’il marche ! L’objet technique doit être pratique, commode, il n’a pas besoin d’être expressif. L’utilité est le concept qui l’a modelé de part en part. Il n’est pas essentiel qu’il soit esthétique, ce qui est essentiel, c’est par contre qu’il soit fonctionnel. Ce que j’attends de mon stylo, c’est d’abord qu’il écrive! S’il se trouve qu’en plus l’objet technique est « joli », tant mieux, mais ce n'est pour le bureau d'étude qui l'a conçu, qu’un argument commercial de plus pour attirer le client. Personne n’achèterait une voiture qui ne serait que jolie, si elle ne pouvait pas faire dix kilomètres sans tomber en panne. J’attends de l’objet technique qu’il soit adéquat à la fonction pour laquelle il a été conçu et, de manière secondaire qu’il soit plutôt esthétique. Il arrive souvent que des objets techniques soient esthétiquement laids. Ce n’est pas contradictoire. L’objet technique est avant tout destiné au consommateur. Or la consommation remplit la satisfaction des besoins et elle est, depuis le début de l’Ere industrielle, consommation de masse. Pour produire massivement et alimenter la consommation, on commence par réduire le coût de production, ce qui peut se faire en enlevant le superflu, en réduisant l’objet purement à son concept. L’ouvre-boîte n’a donc pas besoin d’être esthétique. Il peut fort bien montrer une laideur inexpressive et être en même temps très fonctionnel. On peut réduire au minimum la décoration, cela fait baisser le prix de vente. La table industrielle sera faite de tubes de métal et d’une planche d’aggloméré. L’assiette de la cantine pourra être en simple verre transparent. Les couverts industriels sont faits de tôle emboutie. L’ère de la consommation a d'abord favorisé le mauvais goût.    

    En quoi l’œuvre d’art postmoderne a-t-elle un quelconque rapport avec les objets techniques et les gadgets ? D’abord parce que l’art contemporain s’est ingénié à faire tomber l’œuvre d’art du piédestal où l’avait placé l’art classique, en incorporant dans l’art tout ce qui s’en distinguait. Marcel Duchamp est un de ces artistes qui refusent la conception traditionnelle, en se posant comme anartiste. Il se permet d’incorporer dans l’art des matériaux techniques : poignées de portes, bouteilles de plastiques, objets courants etc. Ce n’est pas nouveau. Picasso s’était livré à ce genre d’exercice, en prenant un guidon et une selle de vélo pour faire un taureau. Duchamp pousse cette logique jusqu’au ready-made. En 1913 il met une roue de bicyclette sur un tabouret. En 1917 il met un urinoir en exposition, en signant du nom d’un fabricant. Où est la différence entre la chaise du couloir du musée et la chaise mise en exposition ? entre l’urinoir public et l’urinoir exposé ? Entre l’égouttoir de la cuisine et l’égouttoir exposé ? Seulement dans l’exposition. Le rôle de l’artiste n’est plus alors de créer, mais de choisir le lieu et le moment d’exposition. En nommant l’objet technique, l’artiste en fait une œuvre d’art, il suffit qu’il ait donc un concept original à représenter, pour que n’importe quel objet technique devienne ipso facto de l’art. La seule provocation suffit à donner à l’art un contenu. Du coup, la signification utilitaire de l’objet disparaît, et il devient une œuvre sous un point de vue différent, eu égard à la justification conceptuelle de l’artiste. L’artiste ne produit rien, il ne crée pas. Il crée des concepts : il se contente de placer, de nommer pour produire une nouvelle œuvre. Duchamp donne à penser qu’au fond, ce n’est pas l’artiste qui fait l’œuvre, c’est le spectateur éberlué devant les audaces conceptuelles de l’artiste. Ce qui stupéfait, c’est que l’on ait pu avoir un culot pareil. La provocation pour la provocation, est le signe de la vigueur artistique. On peut aller jusqu'au bout, provoquer pour provoquer, même si on n'a rien à dire. Or une provocation sans message, qu’est-ce que c’est au fond ? Un gag, un simple divertissement. Or n'est-ce pas cela la vocation du gadget ?

    Andy Warhol a mis le principe en pratique : il s’est contenté d’empiler des bouteilles, comme au supermarché, de reproduire des produits ménagers, comme le dit Arthur Danto les « boites de Brillo entassées les unes sur les autres, en piles bien ordonnées, comme dans l’entrepôt d’un supermarché… En dehors de la galerie, ce sont des boites en carton ». L’œuvre d'art finit par reproduire l’objet banal, sans rien lui ajouter. Warhol disait très franchement que sa peinture était tout en surface, qu’il n’y avait aucun message à y chercher et il avouait même qu’il n’était au fond qu’un artiste commercial, le business étant d’ailleurs selon lui le plus beau des arts. Et comme justement le business est le moteur qui régit la production technique, comme le gadget est l’achèvement de la consommation de masse, l’art rejoint le gadget et ne s’en distingue plus de fait. La seule différence entre un objet technique et une œuvre d'art tient au discours que l’on tient sur les objets. Dans les termes de A. Danto : « ce qui fait la différence entre une boîte de Brillo et une œuvre d’art qui consiste en boîte de Brillo, c’est une certaine théorie de l’art. C’est la théorie qui la fait entrer dans le monde de l’art, et l’empêche de se réduire à n’être que l’objet réel qu’elle est ». Comme la justification de l’art est dès lors purement théorique, il s’ensuit que la différence entre l’artiste et le charlatan est aussi théorique ! Il faut être initié à la théorie dans l’art contemporain pour comprendre les œuvres d’art qu’il propose. Sans la théorie, pas de clé de compréhension. Celui qui n’y connaît rien, fera peut-être de l’artiste un charlatan. On lui répondra qu’il n’y comprend rien, qu’il est ignare et inculte. Honte et culpabilité à celui qui n’est pas cultivé ! Ne rien y comprendre fait de l’homme commun un ignorant, être très au fait des nouveautés de l'art, c'est être un "initié". Le cynisme commercial et la théorie excentrique s’allient pour donner à la dérision la forme d’une œuvre. L'œuvre d’art procède d’un concept, exactement comme un produit technique s’appuie sur un concept, comme la publicité fait la promotion de concepts. Quand, par exemple, un sculpteur, propose dans une exposition une série d’empilements, il ne fait qu’exploiter toute la variété d’un concept : là dans une boîte de plexiglas  des réveils, là des cafetières entassées, là des instruments de musique brisés, là des canettes de bières écrasées etc. L’artiste exploite un concept qui est porteur, exactement comme l’industriel qui trouve un nouveau concept.

    Dans cette direction, il faut comprendre que l’art contemporain avant-gardiste a sciemment entreprit de détruire le statut de l’œuvre d’art et même de faire de la destruction de l'art un projet éminent de l’art. En bref l’art contemporain, - dans son avant-garde - se veut ferment du chaos. Karel Appel, un peintre hollandais, écrit en ce sens : « l’art est un chaos positif. Je l’oppose, par cette expression au chaos négatif, qui est cette barbarie qui monte autour de nous… Toute l’ancienne morale et les valeurs ont été détruites par le dadaïsme, mais ensuite, c’est le dadaïsme que l’on continue de détruire, comme dans le groupe Cobra. C’est le côté barbarie dans la peinture qui démolit les anciennes valeurs. Il faut montrer ce nouveau monde où l’on vit maintenant sans aucun équilibre, …montrer tout cela dans un tableau, je considère que c’est un chaos positif ». C’est pour cette raison que l’on a souvent évoqué le nihilisme comme fil conducteur de l’art contemporain. Il est assez frappant par exemple de remarquer, quand on visite la galerie du Centre Pompidou à Paris, que l’entrée commence par du figuratif, puis la déconstruction des visages apparaît, ensuite vient la dissolution complète dans l’abstraction et on finit au bout de la galerie, par le Monochrome bleu d’Yves Klein. Or, de l’aveu de Klein, le monochrome bleu représente la parousie de la Vacuité. Klein peint le vide où l’artiste se retrouve, quand l’œuvre disparaît dans la rencontre de la Vacuité.

     L’art contemporain a donc réussi à désublimer la notion même d’œuvre d’art, pour faire en sorte que l’objet ordinaire et l’œuvre se confondent. Et ce qui est remarquable, c’est qu’en retour, tout devient de l’art, puisqu’il n’y a plus rien qui s’élève au-dessus des objets ordinaires. C'est l'ère du relativisme :: tout se vaut, tout est de l’art. Et n'importe qui peut-être artiste. « J. Cage invitera à considérer comme musique n’importe quel bruit d’un concert ; Ben arrive à l’idée d’art total : ‘sculpture d’art total : soulever d’importe quoi, Musique d’art total : écouter n’importe quoi – peinture d’art total : regarder n’importe quoi… Fin de la suréminente hauteur de l’art, .. l’action est plus intéressante que le résultat, tout est art ». Lipovesky en fait une interprétation politique : l’ère postmoderne, selon lui, c’est l’ère du nivellement démocratique, ce qui impliquerait une sorte de tentative de sape systématique des cimes de la culture : « l’insurrection contre la culture, quelle que soit la radicalité nihiliste, n’a été possible que par la culture de l’homo equalis ».

    Mais ce nihilisme est à penser en terme de conscience et à relier avec la réduction de l’œuvre d’art au rang de l’objet technique, et même de l’objet quelconque. La question qu’est-ce que l’œuvre d’art ? à la limite ne se pose même plus. La seule question qui reste c’est : « quand y a-t-il de l’art ? », puisque un même objet peut-être constitué, soit comme objet technique, ou devenir, en passant par une interprétation théorique, un objet d’art prenant la valeur symbolique que la théorie lui attribue. Et puisqu’il n’y a plus de différence, la frontière entre l’esthétique industrielle et l’esthétique artistique n’existe pas : un four à micro-onde, une cocotte minute, une voiture, un balai-brosse et une poubelle sont de l’art. La publicité est un art. Tout est de l’art. Il n’y a plus à opposer la gratuité de l’art et l’utilité des objets. « L’industrie après avoir été longtemps cause de laideur, s’avère aujourd’hui comme ayant créé de la beauté ». L’ingénieur peut sans complexe se poser en artiste « l’ingénieur a fait à la fois et par le même acte, par une même démarche, œuvre d’industrie et œuvre d’art ». Comme le consommateur que nous sommes vit dans un monde d’objet technique, il peut se prévaloir d’une appréciation esthétique et juger de l’art au nom du design industriel. Il subsistera bien sûr un public éclairé, celui des amateurs d’art, pour apprécier ce que l’expérimentation artistique produit, mais il n’y a plus aucune opposition et tout se vaut. Monde de la confusion. La notion d’œuvre d’art est passée au rouleau compresseur du relativisme qui aplatit la différence entre tous les objets. De même, tout le monde peut se dire artiste. Il suffit d’un peut d’audace et l’appui de la critique d’art et le n’importe quoi est promut au rang du génial. Ou encore, la seule publicité donnée à un artiste, va hausser sa cote sur le marché de l’art et finalement au bout du comte, c’est le marché de l’art qui dira – par le prix de l’objet d’art – quelle doit être sa valeur. Valeur esthétique s'entend. Entre cinq monochromes identiques, celui qui a de la valeur et que l’on se doit d’admirer, c’est le plus cher, quitte à argumenter ensuite pour justifier en donnant la théorie géniale dont il est issu !

C. La Vie et l'œuvre d'art

    Un tel renversement radical de l’idéal classique du Beau est stupéfiant et donne le tournis. Il y a deux manières de comprendre cette métamorphose de l’œuvre d’art.

    1) Soit nous considérons que l’art a par là prouvé son auto-destruction et la seule explication c’est que nous vivons aujourd’hui la fin de l’art. Cette fin de l’art se manifesterait à travers plusieurs signes d’une véritable imposture sur le statut de l’art contemporain. Ces critiques peuvent se résumer ainsi : a) l'art contemporain est conformiste et ennuyeux, il se borne à des provocations excentriques, qu’il répète stupidement ensuite, dans une surenchère à la limite infantile. b) l’art contemporain est souvent terne et ne suscite aucune émotion esthétique, voire seulement la répulsion. c) Il est semble sans contenu  réel, de sorte que la surenchère dans l’expérimentation pour l’expérimentation finit par ne déboucher sur rien. d) L’art contemporain ne ressemble à rien, son dépouillement à l’opposé du réalisme, l’amène dans le vide de la représentation. e) Il ne répond à aucun critère esthétique précis. f) on ne peut y déceler aucun talent (n'importe qui est capable d'en faire autant). g) c'est une pure création du marché, un produit commercial et rien d’autre. h) c'est un art officiel, élitiste, réservé aux initiés ; c'est un art coupé du public qui ne le comprend pas. i) Il est tellement cérébral, que l’on peut penser que ses œuvres ne sont que des élucubrations intellectuelles, des trucages qui dissimulent la vacuité : c'est n'importe quoi. j) Le prix de certaines œuvres est injustifié en regard du talent ou de la virtuosité démontrée.

   On ne peut pas s’en tirer, devant pareilles critiques, en culpabilisant le néophyte pour lui asséner l’argument qu’il n’y comprend rien. Ce sont des spécialistes de l’art qui eux-mêmes tiennent aujourd’hui ce discours. Ou bien on admet la supercherie, ou bien on en relève le défi. Admettre qu’il y a supercherie, c’est par exemple pour le peintre Roger Somville, tirer sa révérence devant cet art, accepter d’être traiter de ringard, parce que l’on refuse « l’urinoir de Duchamp contre la Chapelle Sixtine »en restant fidèle au réalisme. C’est un choix avec lequel on peut ne pas être d’accord, mais il a le mérite de permettre de poser les vraies questions. Pourquoi donc dans cet art contemporain, cette tendance à la perte du sens, à la déshumanisation ? Pourquoi ce rejet des acquis du passé ? Somville ose dénoncer clairement « les productions vides », le triomphe du moins que rien », les œuvres « portées au pinacle dans lesquelles sévit « le conformisme du jamais vu ». A tout bien compter en effet, l’anti-conformisme, ce n’est qu’un conformisme à l’envers. Rien de plus. Sans oublier de citer un critique américain, Clément Greenberg, qui fait la loi sur les marchés américains : « nous donnons du génie à qui nous voulons ». Cela ne conduit pas d’ailleurs Somville au défaitisme : pourquoi ne peut-on pas envisager que tout reste encore à jouer ? dit-il.

    2) Ou bien, le nihilisme de l’art contemporain traduit la limite de la représentation objective, de sorte que l’art finit par atteindre la limite historique qu’on avait pu lui assigner.

    La question n’est plus alors qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? mais plutôt : pourquoi suis-je une œuvre d’art ? Selon A. Danto, la période contemporaine serait, depuis une trentaine d'années, celle de la fin de l'art, ce qui ne signifie pas dans son esprit que cette période ne produirait plus d'œuvres d'art, mais que l'art a atteint un niveau d’auto-réflexion tel, qu’il est devenu philosophiquement adulte. C’est exactement ce que disait Hegel. Il faut distinguer l'art moderne, qui commence avec Van Gogh et Gauguin dans les années 1880 et s'achève avec l'expressionnisme abstrait d'un Pollock ou d'un Rothko dans les années soixante, de l'art contemporain. De l’art contemporain relève l’art postmoderne d'Andy Warhol ou de Joseph Beuys. Cet art postmoderne est post-historique. Sa caractéristique et sa nouveauté fait que n'importe quel objet peut désormais devenir une œuvre d'art.

    Or l’analyse d’Arthur Danto, finit par apercevoir dans ce renversement un phénomène inouï : l'art contemporain finit par désigner la Vie elle-même comme une œuvre d'art. Danto dit que ce qui est proprement « essentiel dans l’art, c’est la capacité spontanée qu’a l’artiste de nous amener à voir sa manière de voir le monde – de ne pas uniquement voir le monde comme si la peinture était une fenêtre, mais le monde tel que l’artiste nous le donne ». C’est cette affection même qui est dans le regard qui est essentielle. « Nous ne voyons pas simplement une femme nue assise sur un rocher, comme le ferait des voyeurs… nous la voyons en tant qu’elle est vue avec amour grâce à la représentation magiquement enchâssée dans l’œuvre ».

    N’est-ce pas alors justement, que nous prenons conscience que depuis toujours l’essence même de l’art réside dans cette vie qui en nous connaît tout à la fois l’extase sensible de la contemplation et de la création ? L’essence de l’œuvre d’art se tient là où la Vie s’éprouve elle-même comme sensibilité et auto-affection, elle est donnée dans l’essence pathétique de la Vie. Un adage indien dit que la beauté réside dans l’œil de celui qui contemple. La beauté n’est pas dans l’objet comme une propriété objective, telle sa longueur, sa profondeur, son poids, elle est dans la sensibilité qui rencontre l’expérience esthétique. Ce qui nous fait entrer dans la dimension esthétique, c’est le sentiment se donnant à lui-même, c’est la Vie se donnant comme sentiment de soi. Mais qu’est-ce alors que la Vie pour autant qu’elle est l’origine de la création et son achèvement dans le regard et l’écoute de celui qui s’y abandonne ? Rien de représentable, rien de visible ni de mesurable. Rien qui ressemble à un objet ! La Vie dans son essence subjective est irreprésentable, invisible. En un mot : abstraite ! Abstraite par rapport à la reconnaissance perceptive, la mesure scientifique des choses, la vision scientifique du monde. Michel Henry tire alors, dans Voir l'invisible,  cette conséquence radicale : en un sens, toute peinture est abstraite parce que la Vie n’est pas un objet, parce que la Vie n’est pas objective et ne l’a jamais été !

   Mieux, par rapport à l’univers technologique et médiatique, tout art est abstrait. Le sourire de Mona Lisa n’est pas, dans son essence spirituelle plus « concret » que les tracés de Kandinsky, que les dessins de Miro, les compressions de César, le monochrome de Yves Klein. Ce qui vient vers nous à travers l’œuvre d’art, c’est encore et toujours l’Invisible de la Vie. Tout artiste cherche à donner forme à une expérience, tout artiste cherche à communiquer ce qu’il éprouve, toute œuvre d’art est donation affective de soi à soi, tentative de communication infinie du sentiment avec lui-même, de la Vie avec elle-même. Toute jouissance esthétique est expérience de soi, bouleversement, épreuve et donation de Soi. De la suit, parce que l’art s’adresse directement à la sensibilité, que l’art est par essence populaire, universel : car tout être humain peut-être touché, intérieurement affecté, dans ce tremblement originaire de la Vie en elle-même qu’est le sentiment. Il n’y a dans l’art aucun « objet », il n’y a que le sujet, la Vie se donnant à elle-même sensiblement, dans l’Invisible du sentiment. Ainsi, « si une communication s’instaure entre l’œuvre et le public, c’est sur le plan de la sensibilité, par les émotions et les modifications immanentes de celle-ci : elle n’a donc que faire des mots, des représentations collectives, idéologiques ou scientifiques, de leur formulations critiques, intellectuelles, littéraires ou autres, de tout ce qu’on appelle culture. Elle est totalement indépendante de cette culture-là. C’est pourquoi elle s’adresse à l’ensemble des hommes ‘privés’ de culture, elle est populaire au sens premier qu’elle reconduit chaque être humain à ce qu’il porte de plus essentiel en lui : à sa capacité de sentir, de souffrir et d’aimer ». La culture, telle qu’on l’entend d’ordinaire, la culture des media, est un avatar mort de la véritable Culture, qui n’a de sens que dans l’intime épreuve de soi et la reconnaissance de Soi de la Vie. Allons jusqu'au bout sans craindre de choquer : c’est quand la désensibilisation devient générale, que le concept est appelé à la rescousse, que l’on cherche à faire "comme si" c'était de l'art, que le regard intentionnel est appelé pour « donner un sens » - parce que nous n’éprouvons plus rien. Comme le téléspectateur face à l'écran, plongé dans l'hébétude devant quelque chose qui bouge.

    C’est donc à un tout autre regard sur l’art contemporain que nous sommes dès lors conviés. Pour Michel Henry, Kandinsky a une grandeur, parce qu'il est descendu au plus près de l’explosion intérieure de la Vie, au point de tenter de saisir les vibrations des couleurs de telle manière que la déréalisation objective atteigne son paroxysme. Une toile, une musique, est donc à éprouver en tant qu’expérience, comme elle a été le lieu d’implosion d’une expérience. Le jaillissement des Formes du tréfonds de l’Inconscient est là, matrice de l’expression radicale de la Vie. Et c’est là que le monochrome de Klein lui-même est extraordinaire. Il n’y a plus « rien », pas d’objet, il n’y a que la tonalité affective de la couleur, et ce bleu touche affectivement la Vacuité de la Conscience pure, la Vacuité à partir de laquelle toute Manifestation est possible. C’est au moment même où nous sommes le plus détourné du champ de l’objectivité, de la reconnaissance habituelle des formes, que la sensibilité est la plus rendue à elle-même dans son Fond essentiel. Épreuve invisible de soi. « L’expérience esthétique n’est pas une expérience d’objets, leur conférant un sens » elle est pure impression. Cela explique les remarquable description littéraire de Kandinsky sur la tonalité affective des couleurs.

    Michel Henry propose donc, pour comprendre la donation originaire de l’œuvre d’art, de partir de l’expérience proprement affective de l’artiste et il en trouve une remarquable chez Kandinsky. Difficile de résister au plaisir de la donner :

    « Kandinsky y mentionne un voyage à la petite ville allemande médiévale de Rothenburg-ob-der-Tauber, voyage qui l'impressionna beaucoup et au retour duquel il peignit un merveilleux tableau: encore figuratif, La Vieille Ville.

    « Dans ce tableau encore, écrit Kandinsky, j'étais à vrai dire en quête d'une certaine heure qui était et qui reste la plus belle heure du jour à Moscou. Le soleil est déjà bas et a atteint sa plus grande force celle qu'il a cherchée tout le jour, à laquelle il a aspiré tout le jour. Ce spectacle n'est pas de longue durée : encore quelques minutes et la lumière du soleil deviendra rougeâtre d'effort, toujours plus, d'un rouge d'abord froid puis de plus en plus chaud. Le soleil fond tout Moscou en une tache qui, comme un tuba forcené, fait entrer en vibration tout l'être intérieur, l'âme tout entière. Non ce n'est pas l'heure du rouge uniforme qui est la plus belle! Ce n'est que l'accord final de la symphonie qui porte chaque couleur à son paroxysme de la vie et triomphe de Moscou tout entière en la faisant résonner comme le fortissimo final d'un orchestre géant. Le rose, le lilas, le jaune, le blanc, le bleu, le vert pistache, le rouge flamboyant des moissons, des églises- avec chacune sa mélodie propre -, le gazon d'un vert forcené, les arbres au bourdon plus grave ou la neige aux mille voix chantantes, ou encore l'allegretto des rameaux dénudés, l'anneau rouge, rigide et silencieux des murs du Kremlin, et par-dessus tout, dominant tout, comme un cri de triomphe, comme un alléluia oublieux de lui-même, le long trait blanc, gracieusement sévère, du clocher d'Ivan-Veliky. Et sur son cou long, tendu, étiré vers le ciel dans une éternelle nostalgie, la tête d'or de la coupole qui, par les étoiles dorées et bariolées des autres coupoles, demeure le soleil de Moscou.

    Rendre cette heure me semblait le plus grand, le plus impossible des bonheurs pour un artiste. Ces impressions se renouvelaient à chaque jour ensoleillé, elles me procuraient une joie qui me bouleversait jusqu'au fond de l'âme et qui atteignait jusqu'à l'extase. »

    Quand on est capable de parler ainsi d’un moment aussi sensible, d’un lieu, d’une manière aussi riche, c’est que la tonalité de l’impression est belle et bien là. C’est dans cette tonalité que la peinture se donne, c’est dans cette tonalité que la musique s’écrit, que la poésie se développe, que la grâce de la danse trouve sa magie. L’artiste et l’esthète ne se rencontre qu’en un seul lieu, la Vie comme auto-affection, et c’est bien la Vie comme auto-affection qui fonde la profondeur, la puissance, la magie, la beauté d’une œuvre et qui fait d’elle une œuvre d’art.

    Dans un de ses sketches, Raymond Devos commente un vers : objets inanimés avez-vous donc une âme qui de mon âme se rapproche et l’oblige à aimer ?  C’est bien notre question. L’œuvre d’art a une âme, et communément, nous ne prêtons justement pas d’âme aux objets inanimés. Et c’est aussi le sens secret de l’amour que nous portons à l’art. D’ordinaire, comme dans l’exemple du coupe-papier de Sartre, l’objet n’est identifié comme objet que par la fonction que l’on reconnaît en lui. L’objet est utilitaire et c’est en quoi nous ne lui prêtons pas l’attention, comme nous prêtons une attention particulière à une œuvre d’art. Nous recherchons dans l’art la présence de l’âme, nous ne voyons dans l’objet quelconque que l’utilité.

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    L’œuvre d’art et l’objet diffèrent essentiellement et pas seulement pas par une « exposition » différente. Ce n’est pas la théorie seule qui pose l’œuvre d’art. Ce n’est pas le marché de l’art qui définit le génie. L’art n’a rien à voir non plus avec une photocopie studieuse de la réalité, comme le naturalisme. L’œuvre d’art n’a rien à voir avec l’objet quelconque, non pas dans son motif, sa forme, sa composition, sa production ni sa texture, mais dans l’expérience intérieure qu’elle suscite, autant pour l’artiste qui la crée que pour l’amateur d’art qui l’apprécie. C’est une différence de sensibilité qui fait que nous n’accordons qu’un regard distrait à l’objet, plus disponible, plus présent, plus sensible à l’œuvre.

    De loin en loin, aussi loin que s’étend la sensibilité, que pourrait-on alors exclure de l’œuvre d’art ? Un sourire magnifique d’une passante dans la rue, c’est la magie d’un instant où, touché, nous penserons que ce visage, c’est une véritable œuvre d’art. De même, le cinéma, dans le style, le rythme, le soin chaleureux du metteur en scène à épouser le mouvement des acteurs, nous laisse parfois pantois : une œuvre d’art est là, qui n’attend que la disponibilité de notre présence pour résonner en nous. L’œuvre d’art est constituée dans la sensibilité poétique de la Vie pour elle-même, elle ne peut pas se définir objectivement, comme peut l’être un objet technique.

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     © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan,
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