Leçon 37.   Le statut des sciences humaines      pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon   

    Le terme de « sciences humaines » pour désigner la psychologie, l’histoire, la sociologie, l'économie politique etc. est d'un usage assez récent. Autrefois, au XIXème siècle, on employait plutôt l'expression de « sciences morales ». Le terme « morales » mettait l’accent sur le caractère distinct de l’esprit humain par rapport à l’ordre de la nature, il insistait sur une dignité supérieure attachée à l’homme. Le terme de « sciences de l’esprit » a aussi été employé en référence à l’œuvre de Hegel.

    Mais désigner une science par la moralité de son objet semble assez étrange. Et pas du tout scientifique. La science porte essentiellement sur des jugements de fait et non des jugements de valeur. Les considérations morales, en pratique, ne devraient pas avoir leur place dans une démarche d’investigation objective. La formule « science humaine » est conforme à cet esprit, elle est plus épurée. Mais elle a aussi un aspect inquiétant. Elle sous-entend que l’homme est un objet comme les autres, qu'il doit lui aussi pouvoir être connu scientifiquement, comme on connaît les phénomènes naturels.

    Pourtant, n’y a-t-il pas de grandes différences entre l’objectivité que l’on est en droit d’attendre de la physique et celle que l’on peut attendre de l’histoire ? Entre l'objectivité des sciences de la nature et l'objectivité dans les sciences humaines?  Que faut-il entendre par « objectivité » dans le domaine des sciences de l’homme ?

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A. Paradigme de l’objectivité et sciences humaines

    Qu’implique l’idée d’objectivité du savoir scientifique ? Elle suppose plusieurs exigences : 1) qu’une science possède un objet défini, un ordre de faits qui lui correspondent que l’on puisse être en mesure d’étudier. 2) que l’on puisse faire abstraction de toute partialité, de manières de voir trop personnelles, au sens d’opinions subjectives, de préférences idéologiques qui pourraient fausser le travail de la raison. 3) que le savoir développe une connaissance générale et ne se cantonne pas à une énumération de cas particuliers. 4) que le savoir puisse aboutir à des connaissances universelles et nécessaires susceptibles de produire la convergence des esprits, dans la reconnaissance d'une vérité objective. 5) Enfin, il y a objectivité si ... (texte)

    Sur le premier point, il n’y a pas de contestation possible. Nous pouvons considérer qu’il y a bien des faits psychologiques, des faits historiques, des faits sociaux, des faits économiques etc. Ce qui donne leur objet, respectivement, à la psychologie, l’histoire, la sociologie et l’économie.

    ---------------Le second point est déjà plus délicat. Un chrétien, un bouddhiste peuvent sans difficulté faire de la physique et distinguer le point de vue religieux de celui du savoir. Par contre, dans les sciences humaines, est-il vraiment possible de faire abstraction de tout point de vue sur l’homme ? De rester impartial? N'est-ce pas une absurdité? S’il existe autant d’écoles, autant de doctrines dans les sciences humaines, n’est-ce pas justement parce qu’un point de vue y est à chaque fois posé comme prédominant ? Il y a une sociologie positiviste de Durkheim, une sociologie américaine et une sociologie marxiste chez Bourdieu. En psychologie, il y a presque autant de psychologies que de psychologues ; ou, sans aller jusque là, il y a beaucoup d’écoles différentes. C’est un constat que l’on pourrait généraliser. Dans les sciences humaines, la partialité semble la règle, les affrontements de doctrines une pratique courante. Comment pourrait-il en être autrement ? S’agissant de se prononcer sur ce qu’est l’homme, il n’est pas possible de faire abstraction de toute prise de position, de toute philosophie de l’homme. Toute interprétation d’une donnée, d’une découverte archéologique, ou d’une observation statistique, est une prise de position. Il n’est pas possible d’étudier l’homme sans lui prêter des motivations fondamentales. Et cela ne peut se faire, sans un cadre théorique d’interprétation. Nous voyons par exemple comment la presse commente un sondage d’opinion. Les mêmes chiffres, par les uns et les autres, peuvent être lus de manière très différentes, suivant l’orientation générale de celui qui conduit l’interprétation. Les faits humains ont bien une réalité, mais elle est susceptible de plusieurs interprétations.

    Sur le troisième point, il est clair que les sciences humaines ont des difficultés pour constituer un ordre de généralité suffisant. Aristote disait qu'il n’y a de science que du général et non du particulier. Mais c'est un vrai problème dans les sciences humaines. Comment une discipline comme l’histoire, qui ne s’intéresse qu’à ce qui est particulier, serait elle à même de répondre à un tel critère ? Il n’est pas exclu que l’on puisse formuler des généralités et des lois générales dans les sciences humaines, mais leur formulation enveloppe ...

    Le quatrième point

.. concernant le cinquième critère, on dira qu’il y a bien objectivité dans la mesure où effectivement les sciences humaines ont dû leur essor à la formulation d’une méthode, liée à leur cadre théorique d’investigation. Il y a une méthode de test en psychologie, une méthode de sondage en sociologie, une méthode critique de l’histoire. Cependant, il y a ici une séparation assez nette avec les sciences de la nature dans la mesure où le recours à l'expérimentation n'est pas concevable.  L’expérimentation dans les sciences humaines est chose assez discutable et même parfois dangereuse. Or comment va-t-on tester la validité d’une théorie sans qu’il puisse y avoir un ordre d’expérimentation qui la vérifie ?

    Dans les sciences de la Nature nous disposons d’un critère pour juger de la pertinence d’une théorie. Nous tirons des conséquences pour les vérifier dans l’expérience, conséquences qui peuvent falsifier la théorie ou la confirmer de manière provisoire. La falsifiabilité permet à une théorie d’être réfutée par les faits, d’être testées. Pour Popper, une théorie n'est scientifique que si elle peut-être mise en défaut.

    Or le critère falsifiabilité n’existe pas dans les disciplines interprétatives. Dans les sciences humaines, une interprétation peut-être pertinente, ingénieuse, convaincante par l’éclairage qu’elle apporte, mais il n’existe pas de dispositif permettant de la prendre en défaut. Avec un peu d’habileté rhétorique, le marxisme et la psychanalyse semblent avoir raison de tout ! C’est parce qu’il n’y a pas de falsifiabilité dans les sciences humaines que les théories peuvent s’y multiplier et se contredirent, sans qu’une seule ne parvienne à englober le savoir précédent et à congédier une autre théorie. C’est un fait que dans chacune des sciences humaines se rencontrent des points de vue très différents. Il n’existe pas une psychologie mais des psychologies. A côté de la psychanalyse de Freud, il y a la psychologie analytique de Jung, la psychologie génétique de Piaget, Le béhaviourisme de Watson, la psychologie humaniste de Maslow etc. L’histoire est une discipline qui a connue des courants ; histoire empiristede Hume, histoire idéaliste de Croce, comme il y a eu une histoire positiviste, marxiste et aujourd’hui une histoire libérale. La sociologie est partagée en plusieurs écoles. Une manière de rendre raison de cette pluralité est de dire que les sciences de la nature et les sciences humaines n’utilisent pas le même langage. Les sciences humaines utilisent le langage du sens, qui permet de construire une intelligibilité herméneutique. Les sciences de la nature utilisent un langage mathématique qui leur permet de formuler des ensembles de propositions formalisées, dont on peut tirer des conséquences mesurables. Par exemple, une œuvre d’art, telle que les tragédies de Shakespeare, peut recevoir une interprétation psychanalytique selon Freud, une interprétation de la psychologie de Jung, une interprétation marxiste. Chaque interprétation délivre sa lecture et permet de dévoiler un niveau de signification de l’œuvre, mais elles ne s’excluent pas. Chacune peut avoir sa pertinence relative et en même temps s’opposer à des lectures différentes. Aussi dit-on que dans les sciences humaines, on a affaire à un conflit des interprétations. Chaque interprétation nous permet de comprendre ce qui est humain, mais aucune interprétation n’épuise jamais l’humain. La subjectivité qui est à l’origine de toute motivation humaine, de tout acte, de toute œuvre peut encore et encore être relue et comprise de manière différente. La conscience humaine n’est pas une chose dont on peut faire le tour de manière définitive, parce qu’elle n’est pas une chose du tout !

 

Sciences de la nature

Sciences humaines

langage mathématique

 

 

ensemble de significations

d’où les conséquences mesurables

 

 

compréhension

 

intelligibilité herméneutique

ordre de l’objectivité des phénomènes

 

chose et objet

 

 

    ... interprétation dans les sciences humaines n’est pas du même ordre que la vérité d’une théorie physique. Seule la vérité d’une théorie physique peut s’exprimer dans un langage mathématique et être soumise au verdict de l’expérimentation. On doit à W. Dilthey l’idée que s’opposent ainsi deux domaines distincts, celui de la Nature et de ses modes, dont l’explication physique est régie par une forme de mécanisme et celui de l’esprit et de ses créations, dont la compréhension psychique est l’élément fondamental.

    C’est en fait l’idée même de déterminisme qui s’applique mal à l’ordre humain. Un être humain est un être conscient. La conscience se détermine par des intentions, des buts, des motivations. Elle agence constamment les moyens à des fins. Ce n’est pas la causalité qui rend compte de l’humain, c’est l’intentionnalité. Quand Napoléon se saisit à Reims de la couronne pour se la mettre lui-même sur la tête, il le fait intentionnellement. C’est une manière symbolique de marquer la primauté du temporel sur le spirituel, la primauté de l’État sur l’Église. C’est un geste politique adressé à l’Église. Il serait ridicule d’aller invoquer une cause, du genre « d’un influx nerveux qui serait parti du cerveau pour lever le bras et soulever la couronne etc. ». Une explication causale n’a guère

 

 

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Vos commentaires

Questions:

1. La meilleure manière de donner un caractère scientifique aux sciences humaines, n’est-ce pas de les rattacher à la biologie et de tout expliquer dans l’homme par un déterminisme génétique ?

2. Quels problèmes soulève la notion d’expérimentation dans le cadre des sciences humaines ?

3. Que les sciences humaines soient interprétatives est-il un obstacle sérieux à la valeur des connaissances qu’elles nous apportent ?

4. Ce qui fait problème avec les théories des sciences humaines, n’est-ce pas que nous ne parvenons pas à limiter leur portée ?

5. Après tout, ne peut-on pas dire aussi que les théories physiques sont elles aussi interprétatives ?

6. Le manque d’unité des sciences humaines relève-t-il d’un simple constat ou bien d’une impossibilité de principe ?

7. L’unité humaine peut-elle se révéler dans une approche objective ?

 

     © Philosophie et spiritualité, 2002, Serge Carfantan.
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