On doit l’introduction en français du terme utopie à la traduction du roman de Thomas More Utopia datant de 1516. En grec un topos est un lieu au sens où Aristote dit que le lieu naturel vers lequel se meut une pierre qui tombe c’est le Bas, le centre de la Terre, le lieu naturel du Feu, c’est le Haut. Le préfixe u joue le rôle de privatif. Le mot utopie, littéralement voudrait donc dire « le non-lieu », autrement dit : « le pays de nulle part ». Un lieu qui n’existe pas. Si on changeait le préfixe u pour eu, qui veut dire « bon » en grec, on aurait eutopie, « bon lieu », autrement dit : « le pays idéal ». Notons que dans le texte, Thomas More avait déjà été sensible à la nuance entre utopie et eutopie, et il utilise effectivement le terme de eutopia dans l’entête de l’édition de Bâle de 1518.
Voilà qui nous fournit un bon début pour comprendre l’ambiguïté du terme d’utopie, tour à tour employé, soit pour désigner une chimère, une illusion, ou bien à l’opposé, surtout en contexte de philosophie politique, pour désigner une société idéale. Cette aptitude à figurer un idéal, tout en n’ayant pas de réalité intrinsèque est, nous l’avons remarqué caractéristique de l’imagination.
Est-ce seulement par le jeu fantasque de l’imagination que surgissent les utopies, ou bien ont-elles une fonction spécifique ? Faut-il s’en méfier comme étant un piège tendu par l’imagination, ou leur laisser une latitude, car elles ont un rôle à jouer ? Si c’est le cas, lequel ? On peut noter une ambiguïté semblable avec le terme de mythe, qui lui aussi est pris tour à tour comme synonyme d’illusion et révéré comme mystère originel. Il ne faudrait cependant pas confondre le mythe et l’utopie, le mythe est une figuration de l’Origine divine du Monde, l’utopie est plutôt la figuration, le rêve de perfection humaine achevée d’une société heureuse. On peut se poser la même question de savoir si l’homme pourrait se passer de mythes ou d’utopies, mais les interrogations sont différentes.
* *
*
On trouve parfois des présentations de l’utopie qui proposent une division entre « utopie philosophique » (Platon) et « utopie littéraire » (Campanella). Comme si « l’utopie littéraire » pouvait ne pas avoir de sens philosophique ! Comme si la philosophie était un domaine à part à côté des autres ! Toute utopie relève certes de la fiction, sa présentation s’accommode aisément du récit, qui est un procédé littéraire, et l’utopie peut être considérée comme un genre à part entière de la littérature. Cependant, l’utopie, n’est pas les Mémoires, la poésie, le journal intime, le roman ou l’histoire, elle a un fil conducteur original qui doit être développé. Cette exposition est nécessairement philosophique, autant que le contenu des idées dont l’utopie est porteuse.
---------------1) On peut
faire remonter à
La
République de
Platon le prototype de l’utopie, la
première forme d’une pensée utopiste. La question centrale qui
traverse tout l’ouvrage est : qu’est une société juste ? Autrement
dit, quel serait le régime politique
idéal pour gouverner les hommes ? Mais il ne faut jamais perdre de vue
non plus que La République s’inscrit dans un projet général qui est celui
de l’éducation. C’est en posant la
question de savoir ce que serait une Cité sans injustice que Platon présente sa
construction imaginaire d’une société idéale.
Dans le
livre I, Platon montre que, ce qu’est une Cité, elle l’est par la vertu de
chacun de ses membres. L’homme injuste, en
cherchant à dominer ses semblables, ne fait que prouver que l’injustice est vice
et ignorance. Au contraire, la justice est vertu et
sagesse. La justice est vertu au sens où elle est un développement naturel de
chaque être humain, développement qui coïncide avec son
bonheur. Il
n’est de bonheur
possible qu’attaché à la justice et à la perfection des
actes. Dans le livre III, Platon choisit d’exposer les caractéristiques de
la justice dans la Cité, pour faire mieux comprendre ce qu’elle est dans l’individu.
Il faut donc traiter de l’éducation des Gardiens de la
Cité idéale. Apparaissent
alors dans le texte toute une série de règles de vie communautaire. Platon
évoque la censure des poètes, accusés d’affaiblir les vertus dont la Cité a
besoin. Le mensonge sera interdit dans la
Cité, réservé aux seuls chefs à conditions d’être porté par l’intention de faire
le bien. Comme la tempérance est une des
vertus cardinales d’une Cité parfaite, on ne laissera pas les guerriers aimer la
richesse, la nourriture ou le vin. Il sera proscrit de montrer une quelconque
faiblesse chez les dieux et les héros. On ne permettra pas aux arts de corrompre
l’esprit par des images et des
simulacres. Seule l’honnête
homme pourra y être représenté, sous une forme la plus austère possible, car
tout dans la Cité vise à la formation des vertus. Au livre IV Adimante rétorque
à Socrate que les Gardiens ne pourront être heureux dans cette Cité, car ils
devront se dessaisir de tout profit personnel. A quoi Socrate répond que le bien
être des hommes appartient à l’État tout entier et il s’agit surtout de rendre
possible la part de bonheur qui correspond à chacune des classes sociales. Comme
richesse et pauvreté sont toutes deux nuisibles, il faudra trouver un
juste milieu. Platon part d’ailleurs des
besoins élémentaires de l’homme
pour fonder une Cité : un laboureur, un tisserand etc. Il faudra cultiver les
quatre vertus cardinales : une Cité n’est
parfaitement bonne que si elle est sage, courageuse, tempérée
et juste. La sagesse
s’appuie sur la Connaissance et les bons conseils. Le
courage est la vertu qui
s’incarne chez les soldats chargés de la sauvegarde de la Cité, sauvegarde qui
s’appuie sur le respect de la loi.
La tempérance est la maîtrise de soi qui fait que l’âme
devient en quelque sorte plus forte que le moi des
désirs et des
plaisirs. La justice
« c’est ce qui confère à la tempérance, le courage et la sagesse, la capacité de
se produire et garantit la sauvegarde de leur existence ». Tout au long de
l’exposition, Platon prend soin de faire un parallèle constant entre l’individu
et la Cité, montrant qu’entre un homme juste et une Cité juste, il n’y a aucune
différence par rapport à la forme même de la justice. Au livre V Platon examine
la question de la communauté des enfants et des femmes, de la communauté des
soins des enfants de la naissance à 6 ans. La Cité aura recours aux hommes et
aux femmes pour les mêmes fonctions, il faudra donner leur donner la même
éducation. Gymnastique,
musique, formation guerrière.
Platon parle des talents. Femmes et hommes les plus doués pour le rôle qui leur
est assigné vivront ensemble. La législation fera en sorte que ce soit les
meilleurs qui exercent le pouvoir. En tout cas, le régime de la
communauté sera
intégral. Platon suppose que l’incarnation présente
provient d’une vie vertueuse pratiquée au cours d’une existence
passée et que le bénéfice en revient quand l’âme choisit une nouvelle
existence conformément à son désir d’excellence. Platon détaille au livre VII sa
théorie de la connaissance et il montre la relation entre l’homme et la vérité
dans la célèbre allégorie de la Caverne.
Que retenir
de la leçon de Platon sur l’utopie ? a) Toute utopie met en œuvre une
vision idéaliste et procède d’un esprit
réformateur. b) Elle cherche à montrer ce que serait une
société parfaite au sens où elle
serait exempte d’injustice et rendrait possible l’accomplissement de chacun de
ses membres. c) Une utopie représente une société dans laquelle le sens
de la communauté est premier, présidé par
une éthique rigoureuse. d) Une utopie ne peut, comme toute société,
s’édifier sans règles acceptées en commun. e) Elle ne peut pas non plus
reposer sur une liberté comprise comme
licence. f) Une utopie
met la sagesse, la connaissance et l’éducation au premier plan. g) Elle tend
vers l’autarcie économique et se
veut en rupture par
rapport
à un monde réel qu’elle juge moralement et politiquement corrompu.
2) Si maintenant on examine les productions littéraires que l’on range sous la catégorie de l’utopie, on trouvera que le plus souvent elles illustrent, développent, et accentuent les traits fondamentaux que nous venons de dégager. Prenons l'exemple d'Utopie de Thomas More.
Dans Utopia Thomas More règle ses comptes avec l’Angleterre du XVI ème et ses mœurs au temps du règne des Tudor. Le premier chapitre d’Utopia est avant tout critique. Il comporte d’ailleurs une référence à Platon et à la thèse du « philosophe roi ». Au second chapitre, Thomas More décrit une société dépourvue des inégalités de conditions et d’argent, située sur une île dans l’hémisphère sud, en symétrique donc de l’Angleterre réelle de l’hémisphère nord. L’île est en effet un thème récurent des utopies : un petit monde à part, coupé du monde et dans lequel peut s’édifier une différente.
Un des thèmes les plus fécond de l’utopie apparaît dès le début : la magnificence de l’architecture. L’île comporte « cinquante-quatre villes spacieuses et magnifiques… bâties sur le même plan, et possèdent les mêmes édifices publics ». « Les édifices sont bâtis confortablement ; ils brillent d’élégance et de propreté ». Il va de soit qu’en pareil lieu « Le langage, les lois, les institutions y sont parfaitement identiques ». Ces habitants se considèrent davantage comme intendants de la terre ou paysans « que comme propriétaires du sol ». La famille y est « agricole » et « se compose au moins de quarante individus, hommes et femmes, et de deux esclaves. Elle est sous la direction d’un père et d’une mère de familles, gens graves et prudents ». Détail intéressant : avec la mention des esclaves, la construction littéraire de l’utopie nous montre que l’utopiste peut encore transporter les préjugés de son temps. Le principe de la communauté implique chez les utopiens « le principe de la possession commune. Pour anéantir jusqu’à l’idée de propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans, et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage ». Ils aiment vivre dans la beauté et « soignent leurs jardins avec passions ; ils y cultivent la vigne, les fruits, les fleurs et toutes sortes de plantes. Ils mettent à cette culture tant de science et de goût que je n’ai jamais vu ailleurs plus de fertilité et d’abondance réunies à un coup d’œil plus gracieux ».
Les utopiens
apprennent un métier manuel et ont le choix d’en exercer un autre, s’il leur
convient mieux. On veille à « ce que personne ne se livre à l’oisiveté et à la
paresse », mais il n’est pas question de travail
frénétique sur l’île d’Utopie ! « Six heures de
travail par jour suffisent aux
besoins de la
consommation publique » !! Le soir, les utopiens « font de la
musique ou se distraient par la conversation. Ils ne connaissent ni dés, ni
cartes, ni aucun de ces jeux de hasard également sots et dangereux ». Mais ils
pratiquent la « bataille arithmétique » et un autre jeu « le combat des vices et
des vertus ». Ainsi « tout le monde en Utopie est occupé à des arts et à des
métiers réellement utiles ».
« Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d’abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour d’affranchir de la servitude des corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles par l’étude des sciences et des lettres. C’est dans ce développement complet qu’ils font consister le vrai bonheur ». On pouvait s’y attendre : « En Utopie, l‘on ne se sert jamais d’espèces monnayées, dans les transactions mutuelles ; on les réserve pour les événements critiques dont la réalisation est possible, quoique très incertaine ». « L’or et l’argent dans ce pays n’ont pas plus de valeur que celle que la nature leur a donnée ».
Conformément à des préceptes platoniciens, les «institutions ont pour but d’empêcher le prince … de conspirer… contre la liberté, d’opprimer le peuple par des lois tyranniques, et de changer la forme du gouvernement ».
On voit donc qu’il n’y a pas lieu de séparer le concept philosophique de son illustration littéraire. Ce qui est remarquable, c’est que l’imaginaire est formidablement libéré dans l’utopie. Ce qui explique que le genre a été très créatif à la Renaissance. Voyez Francis Bacon La Nouvelle Atlantide en 1627, La Cité du Soleil de Campanella en 1623. Au XVIII ème Montesquieu s’y amuse dans Les Lettres persanes, dans le récit des Troglodytes. Voltaire comme de coutume ironise dans Candide avec l’épisode de l’Eldorado etc.
Si on s’en tenait à la lecture du précédent résumé de La République, on
pourrait immédiatement répliquer : « mais c’est une secte
que vous décrivez là ! ». Retirez la charge négative que notre époque a mis sur
le mot et ce n’est pas faux. Après tout en Grèce, l’entourage de Pythagore,
l’Académie de
Platon, le Jardin d’Épicure etc. étaient bien désignées comme
tels. Des communautés organisées autour d’un maître. Mais l’essentiel de la
critique de l’utopie n’est pas là, elle tient avant tout à l’aptitude
supposée
de la pensée, en partant d’un idéal, à pouvoir élaborer autre chose que
de simples fantasmes.
1) Quel est
l’opposé de la pensée utopiste ? Si la position de l’utopie tient dans son
idéalisme échevelé, son contraire exact
s’appelle le réalisme
cynique. Bref, en philosophie politique, c’est
Machiavel contre
Platon ! Il n’y a guère
d’antinomie plus brutale.
Machiavel explique en effet dans
Le Prince
qu’il faut prendre les hommes tels qu’ils sont et non pas tels que nous
voudrions qu’ils soient, (texte) ou encore, tels que nous pourrions rêver qu’ils
deviennent. Pour Machiavel, dans ce monde de l’ignorance, - celui de la
caverne de Platon -, les hommes ne sont pas
bons et, ils sont mauvais,
« cupides, violents et dévorés d’ambitions ». C’est ainsi que le cynique parle
de « réalité » et c’est comme cela qu’il la désigne. Il faut les prendre comme
tel et trouver les moyens de ménager une existence commune qui reste
supportable. L’utopiste présuppose que
les hommes sont bons, que le peuple est globalement composé d’individus
moralement intègres et de
bonne volonté. Le cynique rétorque que
cette crème des hommes avec qui il ferait bon vivre en pays d’utopie est bien
rare. Autrement dit, pour que l’utopie prenne un sens en dehors du pays des
rêves, il faudrait que la nature
humaine soit transfigurée. Le cynique n’y croit pas, il est revenu de
toutes les utopies et n’a plus d’idéal. D’ailleurs, sur le fond, qu’est-ce qu’un
cynique le plus souvent, si ce n’est un
---------------idéaliste déçu et
amer ? N’est-ce pas dans le vivier des utopistes déçus et désabusés que l’on
recrute le plus facilement des requins sans scrupule ? C’est exactement ce que
l’on a dit à propos des suites de
Mai 68, des tentatives de
communautés hippies etc.
En
attendant, le monde est ce qu’il est. Il n’attend pas et l’action ne souffre
aucun délai. Le cynique dira qu’il faut affronter les difficultés et apprendre à
les gérer de manière efficace. Seule l’efficacité
technique importe. Celle du gestionnaire et du
technicien. Dans l’action seul compte le
pragmatisme. Une action qui part d’un
idéal reçoit bien vite la sanction de la « réalité », elle se condamne par
avance à être inefficace et ne peut que conduire à l’échec. La politique du
réalisme cynique part d’une représentation de la « réalité » qui présuppose que
l’on ne peut pas faire confiance en l’homme. Quel que soit le domaine, le
pouvoir est seulement une question de
rapport de force qu’il faut apprendre à gérer. En imposant… un ordre, une
discipline ; la sécurité par la loi quand c’est possible, ou la contrainte par
la force publique quand c’est nécessaire ! La
politique ne peut obtenir qu’un moindre mal, sans
pouvoir garantir avec certitude le moindre bien. C’est
déjà assez que de tenir les hommes ensemble dans une
société civile et de les empêcher de
s’entre déchirer. Le cynique oppose donc brutalement à l’utopie l’état de
fait conflictuel et violent de la société. Il pourra acquiescer sans
hésitations aux formulations de Hobbes : dans
l’état
de nature, l’homme est un loup pour
l’homme. Il traitera les utopistes de fumistes ou de rêveurs et il prendra
plaisir à souligner que dans l’Histoire, toutes les
tentatives de réalisation d’utopies se sont soldées par des échecs. La nature
humaine reprend à chaque fois le dessus et les mesquineries de l’ego
et sa volonté de puissance ont vite
fait de réapparaître sous le masque de l’idéal. Le cynique pourra tirer à lui
les leçons de l’échec de la dernière des plus grandes utopies du XX ème siècle :
le communisme marxiste où la
propriété privée ainsi que la Bourse devaient disparaître, où les hommes
devaient vivre dans une égalité de condition, où la
lutte des classes devaient prendre
fin, où l’État lui-même devait être finalement
aboli. On sait ce que cela a donné et combien l’humanité a versé de sang pour
des promesses repoussées indéfiniment et jamais tenues.
Il faudrait être de très mauvaise foi pour ne pas reconnaître les traits de
l’utopie dans le communisme. C’est d’ailleurs Platon lui-même qui est le premier
communiste ! Pour le reste, tous les ingrédients de l’utopie s’y trouvent, la
seule différence, c’est que c’était la première fois dans l’Histoire,
après l’utopie de
Fourier et quelques essais du même type auparavant, que
l’homme tentait la planification globale de l’utopie à l’échelle de la
planète. Eh bien, le cynique dira que le résultat a été un vrai
désastre ! Pour lui le monde
appartient aux technocrates, pas aux rêveurs épris d’idéal,
et « puisque le peuple a semble-t-il besoin de rêver d’utopie… qu’il aille le
faire au cinéma, mais que ces gens ne viennent pas nous déranger, nous les
réalistes qui savons ce qu’est l’exercice du
pouvoir ! »
2) La charge critique est forte, mais il vaut mieux la mettre sous le jour de la conscience, car ses arguments tournent en boucle dans l’opinion. Bien sûr, on ne trouvera pas souvent un Calliclès pour exprimer les attaques du réalisme cynique contre l’utopie. Elles restent tapies dans l’ombre, dans les sous-entendus du discours et les croyances inconscientes. Rarement dites, mais ô combien banales !
Or, soyons
bien clair sur ce point, si des utopies ont pu naître c’est parce que les
hommes se sont élevés contre le cynisme des puissants, contre le
défaitisme consistant à croire que la « réalité » ne pouvait être changée.
Contre le statut quo. Il n’y aurait aucun besoin d’imaginer une
utopie,
si le monde réel était pleinement satisfaisant, on ne pourrait qu’en chanter les
louanges et le célébrer en chansons. L’utopie permet de
mettre à distance
la réalité, à partir du point de référence d’un observateur qui serait issu
d’une société différente. Or, sans la distance critique, nous sommes englués
dans les représentations collectives. Nous ne pouvons même pas les comprendre.
L’utopie nous offre un regard éloigné – pour reprendre le titre de Claude
Lévi-Strauss. L’utopie permet ainsi d’élever une protestation contre
l’injustice de l’ordre établi et contre le cynisme qui ceux qui prétendent que
la réalité est inamovible et définitive. Il y a dans la construction de
l’utopie une possibilité d’exprimer une révolte, un esprit
réformateur
et même parfois un mouvement révolutionnaire, une invitation à recréer le
réel sur un fondement plus juste et plus vrai. Et pour cela, il est tout à fait
normal que l’esprit imagine une autre réalité. L’utopie est l’imaginaire
de la politique. Ce n’est peut être pas la bonne façon de faire que de se
projeter si loin en imagination, que l’on oublie les contingences du réel, mais
on ne peut pas reprocher aux hommes de désirer un monde meilleur. Enfin,
l’utopie invite l’homme à prendre en main son destin. Il n’est pas vrai
que l’homme soit mauvais par nature, ni que l’on ne puisse lui accorder aucune
confiance quand il s’agit d’édifier un monde plus juste. C’est précisément à
partir de la croyance selon laquelle l’homme est mauvais et qu’on ne peut lui
faire confiance que l’absolutisme et le totalitarisme se justifient.
C’est sur ce
point que les utopies négatives, appelées aussi
contre utopies,
sont intéressantes. Le roman
1984 de
Georges Orwell développe avec une
logique implacable et terrifiante une vision totalitaire. La défiance à l’égard
de l’homme y devient paranoïaque et justifie la « police de la pensée », (doc)
la
surveillance constante de big brother. Les hommes y sont traités comme
des numéros et si l’un d’entre eux refuse de plier devant le pouvoir, il est
« effacé » jusque dans la mémoire collective. (doc) On prend soin de limiter la
liberté
de pensée, en réduisant le langage, on supprime en fait la culture pour qu’il
n’y ait en réalité qu’un conditionnement idéologique. C’est le réalisme cynique
mis en système de manière carcérale. Nous avons vu précédemment la leçon du
Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, autre figure classique de la contre
utopie. Là encore, l’entreprise de conditionnement est poussée à l’extrême, (doc) dès
la conception par la génétique. Destruction de la culture,
(doc) nivellement par le
bas du bétail humain à qui on offre même le pain et les jeux, le
sexe et la
drogue. (doc) Le cynisme atteint une telle perversion que dans le roman,
l’administrateur veut corrompre le révolté… en lui proposant de prendre un poste
de pouvoir important ! Bref, « vous être intelligent, vous avez compris comment
fonctionne le système, devenez aussi calculateurs, froid et puissant que nous et
vous serez des nôtres ». Corruption qui revient, une fois embrigadé par la caste
dirigeante, à le convertir au cynisme établi. Difficile d’imaginer volonté plus
machiavélique. La pensée politique a besoin de la contre utopie, sans quoi elle
ne pourrait sonder la dérive totalitaire que par concept et l’appui de
l’imaginaire est saisissant, même s’il propose une vision qui devient carrément
démentielle.
Ce que l’utopie et la contre utopie partagent en commun, c’est que ce sont des constructions de la pensée que l’on met en rapport avec le réel. Cependant, ce serait mentir que de les situer sur le même plan. La contre utopie se développe pour mettre en scène une véritable planification idéologique, une machination de pouvoir, une conspiration pour mettre l’humanité en servitude.
3) Nous y verrions peut être plus clair si nous faisions la différence entre l’idéal et l’idéologie. Nous avons vu avec Kant que l’idéal est, tel une cible que nous cherchons à atteindre, mais qui recule au fur et à mesure que nous nous en approchons. Une perfection inaccessible, mais qui donne cependant un sens, donc une direction, à nos actions. L’idéal est ce vers quoi on tend, mais que l’on atteint jamais. L’amitié pour Kant est un idéal, (texte) elle est la perfection d’une relation humaine où s’égale le respect et l’affection, mais Kant ajoute que nous penchons vers l’un ou l’autre et l’équilibre est très rarement atteint. Il en est de même pour la paix. Elle est un idéal sensé, vers lequel se diriger et qui donne la direction du progrès humain, mais il serait naïf de penser l’atteindre. Kant évoque ici la notion de progrès indéfini. Disons que l’utopie est le déploiement dans l’imaginaire de l’idéal d’une société parfaite. Elle est idéaliste dans le sens où elle procède d’une aspiration idéale. C’est une chose que d’aspirer au bien commun, c’en est une autre que de savoir comment y parvenir. L’idéal possède en lui un élan, mais n’a pas de représentation précise des moyens. Il reste ouvert et créatif. L’utopie lui offre une figuration de ce qui serait possible. Ce qui veut dire autant ce qui est réaliste que ce qui est purement fantaisiste et irréalisable.
A la différence, l’idéologie est une stratégie qui définit l’action politique. Elle conduit à la planification technique (texte) d’un projet qui impose une nouvelle organisation sociale. Il est très important de ne pas perdre de vue dans l’idéologie la technique et sa logique temporelle implacable. Le chef charismatique a une mentalité de technicien sûr de lui, et il pense réussir là où tout le monde, y compris Dieu, a échoué. C’est un idéologue qui, au pire des cas, est doublé d’un fanatique obsessionnel. Il est persuadé d’avoir la meilleure stratégie pour transformer l’humanité dans sa forme actuelle, dans une vision nouvelle. La sienne. Pour en faire aboutir le projet, les pires atrocités paraîtront justifiées. Hitler avait sa vision du bien pour son peuple, sa réalisation passait par l’élimination des juifs et la restauration de la suprématie allemande. (texte) Staline considérait qu’il fallait purger l’union soviétique des forces réactionnaires pour réaliser le communisme universel. Ce n’était pas des idéalistes, mais c’était incontestablement des idéologues. De la même manière, Albert Camus dit qu’il ne faut pas confondre le révolté et le révolutionnaire. Le révolté est un idéaliste moral au sens où il sait ce dont il ne veut pas et dont il a assez, mais il ne sait pas exactement ce qu’il veut. La révolution trahit la révolte, car elle récupère le sentiment d’injustice présent dans le peuple, en lui présentant un programme cette fois bourré de certitudes : nous avons la solution ! Suivez-nous ! Nous allons même planifier la solution finale ! ! Quand l’utopie, par un renversement inquiétant, se transforme en programme, ce n’est plus l’utopie, c’est devenu de l’idéologie. De quoi faire claquer les talons des soldats et commander le défilé des canons et des chars. L’idéologie, c’est de l’utopie technicienne et logiquement militarisée. Lisez Jacques Ellul et vous serez édifiés sur ce point.
Une création authentique n’a de sens qu’édifié sur la base d’une conscience aiguë de ce qui est. Le réalisme a raison quand il soutient qu’il faut partir de ce qui est et non de ce qui doit être. Mais il ne faut pas confondre lucidité et cynisme. Être lucide ne veut pas dire adhérer à un ordre des choses pour le légitimer, quand partout règne l’injustice, la corruption, la misère et la souffrance. La lucidité demande d’accepter sans détour de voir le monde tel qu’il est. Ce qui veut dire être dans le monde, mais sans être vraiment de ce monde-là auquel il faudrait se résigner. Le réalisme cynique lui ne vise que l’adhésion au statut quo. Y a-t-il nécessairement contradiction entre lucidité et utopie ?
1) C’est une observation qui revient chez Krisnamurti: notre monde est devenu très cynique.
------------------------------ Ce qui ne veut certainement pas dire que par ailleurs nous
serions devenus plus lucide, mais que le cynisme, comme attitude, est très
répandu, surtout chez les intellectuels. Nous avons vu
précédemment le changement des mentalités et le contexte est très important pour
la compréhension actuelle de l’utopie. Symboliquement, Le Principe
Espérance s’est effondré avec
le mur de Berlin. La postmodernité
s’est édifiée sur la mort des utopies, ce qui a laissé un grand vide, aussitôt
rempli par un commercialisme
sans limite. Le
consumérisme ambiant sait y faire pour
tailler et émonder l’insatisfaction qui s’exprimerait normalement dans le besoin
d’utopie. Il sait endormir la révolte et inculquer une dose de conformisme
suffisante pour que la réalité soit tolérable. Quand, résigné, l’être humain
n’a plus d’utopie, il n’a plus qu’à profiter du monde tel qu’il est. Il n’a plus
de vision claire, forte et inspirée, dans laquelle il pourrait faire naître un
monde différent. Du berceau à la maternelle, de la maternelle au lycée, du
lycée aux écoles de commerce, on fabrique du
consommateur. (texte) Un individu qui par
définition doit s’intégrer à un système qu’il ne veut surtout pas changer. De
cette manière, la conscience collective est maintenue sous perfusion de réalisme
cynique, mais en version soft. On est là pour profiter.
Pourquoi rêver d’un monde différent, quand l’opulence est partout dans les
vitrines ? Pourquoi imaginer un autre monde possible, quand les images d’une vie idéale
sont partout miroitées sur des panneaux de publicité
? Il faut le dire avec force et le
répéter si nécessaire : la société de
consommation est l’anti-utopie par excellence. Elle distribue des
rêves sur mesures, des simulacres (texte)
du bonheur immédiatement accessibles.
Même si l’utopie conservait une force, dans le monde des simulacres, elle
devient recyclable… comme une image publicitaire ! Sans plus. (texte)
C’est pourquoi, nous l’avons dit auparavant, dans le contexte qui est le nôtre,
l’utopie ne peut exister qu’en imaginant un dépassement possible de la
société de consommation, donc dans sa négation.
Tant que perdure le règne des simulacres et que les frustrations collectives
sont gelées dans l’illusion d’un confort assuré, l’insatisfaction à l’égard du
monde réel ne parvient pas à une conscience d’elle-même. Le besoin d’utopie
ne
se fait donc pas sentir. Nous n’avons pas fait un pas en dehors de notre
zone de confort et nous faisons en sorte d’éviter
d’entendre la voix de la souffrance d’un monde pourtant en
décomposition.
Karl Mannheim en conclusion de Qu’est-ce que l’Utopie ? écrit ceci : « La disparition de l'utopie amène un état de choses statique, dans lequel l'homme lui-même n'est plus qu'une chose. Nous serions alors en présence du plus grand des paradoxes imaginables : l'homme qui a atteint le plus haut degré de maîtrise rationnelle de l'existence deviendrait, une fois démuni de tout idéal, un pur être d'instincts ; et ainsi, après une longue évolution tourmentée, mais héroïque, ce serait précisément au stade le plus élevé de la prise de conscience, quand l'histoire cesse d'être un destin aveugle et devient de plus en plus la création personnelle de l'homme, que la disparition des différentes formes de l'utopie ferait perdre à celui-ci sa volonté de façonner l'histoire à sa guise et, par cela même, sa capacité de la comprendre ». (texte) En première lecture, ce passage entre en résonance avec les thèses de la fin de l’Histoire exposées par Hegel et commentées par Kojève. Si la postmodernité est la fin des utopies, c’est parce que, dans cette époque posthistorique, l’homme n’est plus dans l’action, au sens fort du terme, au mieux, il ne fait que de la gestion. Le dernier homme se contente de vivre il ne crée plus rien. Francis Fukuyama pense que le capitalisme libéral a réussi à dissoudre toutes les idéologies de l’Histoire en les remplaçant par l’american way of life.
2) Mannheim, insiste sur l’impérieuse nécessité de l’utopie. Le temps suit son cours et l’Histoire ne s’arrête pas. Nous avons besoin des utopies, pour comprendre l’Histoire et pour la façonner à nouveau. La chute du mur du Berlin a certainement signé la mort de l’adhésion inconditionnelle aux idéologies, mais il n’a pas mis fin à l’utopie. En d’autres mots : Les idéologies sont mortes ? Très bien ! Alors que vivent les utopies ! Pour Mannheim, l'utopie, parce qu’elle relève de l’idéal, est un contrepoids à l'idéologie. Sa vertu est de transcender l'ordre existant, tandis que l'idéologie revient en définitive à en prolonger le statu quo. Rien d’étonnant donc à ce que Mannheim reste attaché à l’utopie, en dépit de toutes les critiques que l’on formule contre elle.
La confusion entre idéologie et utopie reste toutefois constante dans beaucoup d’écrits du XXI ème siècle marqués par l’influence du marxisme. Le marxisme n’a vu d’idéologie que dans son contraire le capitalisme. Il s’est présenté comme une théorie « scientifique » de l’histoire et il a été naïvement compris comme une utopie dont les fondements seraient ceux d’une économie scientifique. Ce qui est faux sur toute la ligne. « Il est … absurde de vouloir faire de l’utopie un idéal social rédigé, mis en forme, pour être propagé dans le peuple par une intelligentsia ».
Et pourtant.
Ernst Bloch dans toute son œuvre, depuis L’esprit de l’Utopie,
et surtout
Le Principe Espérance
d’un côté défend la nécessité de l'utopie qui, selon lui, loin d’être
une forme d'aliénation, permet de penser l'Histoire. Mais il idéalise le
marxisme et lui apporte le lyrisme
imaginaire de l’utopie dans la projection de l’espérance
vers des temps meilleurs. Ce qui est assurément la meilleure manière de rendre
séduisante son idéologie. Pour Ernst
Bloch l'utopie est en effet l'occasion d'une prise de conscience qui ramène
périodiquement au cœur de l’histoire le
messianisme chrétien. Et le marxisme en fait partie. Les utopies nées à
partir de la modernité sont restées en Occident fortement influencées par
l'héritage judéo-chrétien, ce qui finit
par faire de l’utopie en quelque sorte la réalisation sur Terre d’une sorte de
Jérusalem céleste. Le marxisme ne pouvait y échapper et effectivement
l’espérance des peuples en un futur meilleur devait s’y engouffrer. Et c’est
pourquoi, dans une idéologie pourtant
matérialiste, on a vu réapparaître le thème du Salut ainsi que la
perspective eschatologique d'une fin de l'histoire.
Ce qui contredit bien évidemment les intentions de départ. Le
communisme n’a pas un gentil petit
essai utopique d’un autre système économique, mais une idéologie dont
l’orientation résolument totalitaire a été
mise en œuvre avec une redoutable efficacité
dès ses débuts programmatiques. Un peu comme ce « progrès »
technique dont on dit parfois que personne ne peut l’arrêter, quand il est lancé
à toutes vapeurs sur ses rails !... et qu'il risque de finir dans un précipice.
L’idéologie, ce sont les rails de la
planification technique forcée que le mental humain adore suivre quand il veut
gérer la totalité de la vie.
Quel que soit son élan, sa générosité ou son brio littéraire, - incontestable - il était logique que Le Principe Espérance appelle une critique cinglante. Et cela n’a pas tardé avec Le Principe Responsabilité de Hans Jonas. La plus grande partie du livre de Jonas est en effet dirigée contre les errances du Principe Espérance et ses bouffées délirantes. Jonas prend soin, à partir de la présentation messianique qu’en donne Bloch, de démontrer l’irresponsabilité de l’idéologie marxiste. Ce qu’il lui reproche, c’est d’être, sur la question de la responsabilité de l’homme dans la maîtrise technique de la Nature, finalement qu’une idéologie d’un conformisme intégral sur le fond avec l’autre idéologie, le capitalisme, auquel on l’oppose ; et pour le reste, le plus souvent de s’égarer dans le fantasme. (texte) La démonstration de Jonas est nette et sans bavure.
3) Bref,
gardons nous des amalgames. Si l’utopie a une valeur, il faut la situer en
dehors des idéologies et leur planification doctrinale. Le terrain de l’utopie
est plus modeste, plus concret, plus local, il réside dans le déploiement de
créativité de ceux qui veulent tenter une
expérience différente et tester des solutions nouvelles. C’est pourquoi dans
une précédente leçon nous avons apprécié la définition d’Auroville,
comme laboratoire de l’humanité future. C’est très exactement à ce point
que nous conduit notre réflexion sur l’utopie. De même, il y a un goût
d’utopie dans l’expérience de Worgl, dans le
développement
---------------des LETS et l’implantation locale
du micro-crédit. Et il est évident que
c’est tout le contraire d’une dérobade devant le principe responsabilité. Le
cœur de notre responsabilité humaine tient à notre implication dans la création
d’un monde plus juste et plus vrai. Là où nous sommes. Dans notre
situation
d’expérience.
Pour élargir
le champ du possible, (R)
l’esprit éprouve le besoin de le visualiser son expansion dans l’imaginaire. Il
n’y a rien à redire à cela. Cela fait partie de la créativité. Trop souvent on a
cherché à nier l’utopie en la réduisant à une évasion onirique ou en confondant
deux idées : celle d’imaginaire et d’impossible. Ce qui est
imaginaire n’est pas pour autant impossible.
(ex
3) Nous avons vu l’exemple dans les romans d’anticipation
avec le talent visionnaire de certains
écrivains. Ce qui pouvait passer pour impossible pour un temps n’était
qu’imaginaire, et a pu par la suite devenir réel. Spinoza (qui n’est pas du tout
un utopiste loin de là !) dit que l’artisan qui a une
idée vraie, l’idée d’une invention
remarquable, à la limite n’a pas besoin de la voir réalisée pour savoir qu’elle
est vraie. Elle pourra être réalisée ensuite.
L’imaginaire
peut produire des formes qui passeront d’abord pour impossibles, conformément au
consensus qui définit le réel pour un
temps, et pourront plus tard dans une création nouvelle passer dans le réel.
C’est dans ce halo d’imaginaire prospectif que se situe l’utopie.
Victor Hugo
dit que « l’utopie, c’est la vérité de demain » et Lamartine ajoute : « les
utopies ne sont que des vérités prématurées ». Il importe donc que l’utopie soit
l’idée d’une direction à suivre qu’elle soit un projet
réalisable. Pour citer
Albert Jacquard dans Mon Utopie :
« Une utopie qui se borne à décrire un rêve irréalisable est plus néfaste qu’utile ; le fossé entre le réel vécu dans l’instant et le souhaitable imaginé pour plus tard apparaît définitivement infranchissable. Tous les abandons sont alors justifiés, tous les projets se heurtent à la lâcheté des ‘à quoi bon ?’.
Elle peut être au contraire un facteur de renouveau, être à l’origine d’une dynamique, si elle est reçue en suscitant un ‘pourquoi pas ?’.
Même lorsqu’elle évoque un avenir insolite et lointain, elle doit décrire le chemin qui permet de l’atteindre ; son point de départ ne peut donc être qu’un regard lucide sur la réalité telle qu’elle est perçue aujourd’hui ». (texte).
4) Soyons pleinement conscient de ce monde dans lequel nous vivons et de ses limites et soyons utopiste en faisant en sorte que l’idéal descende sur toute cette planète : comme dit Jacquard, l’île d’Utopia de Thomas More existe, elle s’appelle la Terre ! Et sur le vaisseau Terre, un travail exaltant nous est offert. Il y a bien des domaines dans lesquels une dynamique de changement peut être initiée. Il suffit que nos yeux et notre cœur soient ouverts, il suffit d’une conversion de notre regard sur la Terre et sur l’humanité.
L’être humain n’est pas un objet qu’il faudrait insérer dans une organisation. Il est « un sujet, c’est-à-dire une personne dotée de conscience », dont le critère de valeur tient « à son immersion dans une communauté humaine… dans la richesse des apports réciproques qu’elle provoque ». Par conséquent, « l’organisation la meilleure est celle qui permet à chaque personne de rencontrer les autres. Le Droit définit alors l’ensemble des attitudes favorisant les rencontres ». Ce qui implique avant tout que pour Albert Jacquard l’utopie est la réalisation des droits humains :
- Le droit aux soins, sur lequel nous avons encore beaucoup à faire sur cette planète, car une très grande partie de l’humanité en est exclu.
- Le droit à l’information. Pas le matraquage (texte) de la propagande publicitaire et la confusion mentale (texte) qu’elle produit.
- Le droit au logement pour donner à chacun des conditions de vie décentes.
- Le droit à la paix pour débarrasser l’humanité du fléau des guerres sans cesse recommencées.
- Le droit aux rencontres face à la fermeture de notre société, de sorte que l’enjeu de la relation soit un échange véritable, pas l’occasion de la confrontation brutale, de la lutte ou du palmarès.
Ce n’est pas tout. Quelle est la portée de l’utopie ? « Une humanité consciente d’ajouter un maillon à la chaîne de l’évolution, une humanité progressant dans une direction qu’aucune espèce n’avait jusqu’ici explorée, ce la conscience de sa propre existence, et surtout une humanité comprenant que ses pas sont dirigés par elle-même ». Ce qui veut dire abandonner les anciens schémas dans lequel l’humanité est resté figée et les structures qui vont avec. Entre autres :
- Renouveler la signification du travail humain, se débarrasser de sa pénibilité, des servitudes du productivisme et réhabiliter en retour l’activité créatrice source à la fois de valeur et d’accomplissement.
- Renouveler la signification de l’économie, en fondant désormais l’économie sur une idée des valeurs bien plus riche que ce qui a prévalu dans l’économisme (texte) jusqu’à présent.
- Renouveler le sens de l’éducation. « La cité idéale est celle où tout est école ». Sortir de cette vision selon laquelle on devrait aller à l’école seulement « parce qu’elle est obligatoire » ou « pour préparer à la vie active » (texte). La fonction du système éducatif n’est pas de fournir en pâture des hommes et des femmes au Moloch du système économique. (texte) Il s’agit « d’aider chacun à devenir lui-même en rencontrant les autres ». « L’enseignant qui est chargé d’expliquer, de faire comprendre, est, selon la formule de Socrate, un accoucheur ». Il aide une intelligence à se manifester, une humanité à se construire. Introduire dans l’éducation l’idée d’une soumission à la société c’est de toute manière mentir, car la société est à construire.
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*
L’extrême ambivalence des jugements portés sur l’utopie, tantôt célébrée comme une espérance, ou condamnée comme totalitarisme, doit être clarifiée. Il faut éviter de tout confondre, car c’est cette manie des amalgames qui produit précisément la confusion de l’intellect. Non l’utopie n’est pas l’idéologie. Oui l’utopie a bien rapport avec l’espérance. Non l’utopie n’est pas un synonyme d’illusion.
Il faudrait plutôt se demander d’où vient cette tendance si répandue dans l’opinion à prendre le mot utopie comme illusion. N’est-ce pas parce que le cynisme se donne libre cours ? N’est-ce pas parce que nous vivons dans un monde où l’indifférence trouve toutes sortes de justifications ? Dès lors toute idée nouvelle, tout ce qui pourrait surgir dans un « et pourquoi pas ? » joyeux, non-conformiste, audacieux est aussitôt tuée dans l’œuf avec un… « à quoi bon ? » ! La formule « à quoi bon ? » est le leitmotiv du nihilisme. Il faut dire que lorsque dans nos croyances inconscientes, il n’y a plus d’autre valeur que celle de l’intérêt personnel, évidemment l’utopie est complètement dévitalisée. Mais, bon sang ! la vitalité elle est déjà en nous et il ne tient qu’à nous de nous éveiller de l’engourdissement pour enfin suivre notre propre Nécessité intérieure. Et on ne va tout de même pas reprocher à l’être humain d’aspirer à un monde meilleur, ce serait lui reprocher d’être humain ! Dans Terre Patrie Edgar Morin dit qu’il nous faut désormais apprendre à conjuguer le principe responsabilité et le principe d’espérance, car finalement l’un ne va pas sans l’autre.
* *
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Questions:
1. Peut-on considérer que "l'état de nature" des philosophies politiques du XVII è siècle était une utopie?
2. En quoi la perspective eschatologique des religions du Livre diffère-t-elle de la construction de l'utopie?
3. D'un autre côté, une utopie sans dimension spirituelle, une utopie "matérialiste" n'est-elle pas vouée à l'échec? Illustrer.
4. Quel enseignement pourrions-nous tirer des contre-utopie sur le sens de la technique?
5. Que répondre à ceux qui confondent utopie et illusion?
6. En quoi l'architecture est-elle par excellence liée à l'utopie ?
7. Peut-on concevoir une transformation sociale, une libération de la créativité humaine sans utopie?
© Philosophie et spiritualité, 2010, Serge Carfantan,
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