Leçon 121.   L'Être et le jugement moral      pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

    Nous avons tendance à juger les autres, à les condamner, comme nous sommes aussi très prompts à nous juger nous-mêmes et à nous condamner. C’est un mouvement quasi irrépressible qui se traduit par des formules du type : « ce n’est pas bien »,  « c’est mal», « tu devrais avoir honte ». Ce qui s’appelle moraliser quelqu’un.
    Mais qu’est-ce qui autorise le jugement moral ? Pour juger moralement, il faut nécessairement comparer ce qui est avec une représentation de ce qui devrait être. Celui qui juge moralement et prononce une condamnation, dénonce ce qui est à partir de ce qui devrait être. A l’inverse, quand nous sommes satisfaits de l’adéquation, nous passons de la condamnation à l’identification. On dit parfois « oui, c’est vraiment très bien » pour flatter quelqu’un dans son personnage, comme on se fait pour soi-même de l’auto-flatterie. Nous pouvons aussi passer de l’identification à la condamnation de manière impulsive. Je trouve une chose « très bien », je porte aux nues une personne, et le lendemain je suis tout à fait capable de détester et de condamner ce que j’ai aimé et qui m’a déçu. Enfin, très curieusement,  en jugeant moralement, nous croyons assumer une position d’autorité incontestable. Celui qui condamne est souvent sûr de lui, il sait ce qui est bien ou ce qui est mal. Il est donc toujours surpris quand il est jugé à son tour. D’une façon générale, nous passons notre temps à juger les autres, mais nous avons horreur d’être jugé.
    Nous avons tous un jour ou l’autre reçu ce conseil de ne pas juger, surtout quand on ne connaît pas. Nous savons ce que représentent les préjugés, quels torts ils peuvent causer et nous devrions tout de même savoir nous en prémunir. La violence morale s’exprime souvent dans des mots durs qui ne sont que la traduction de jugement moraux.
    Le fond du problème, radicalement, c’est surtout de savoir si cela a vraiment un sens de juger moralement ce qui est. Dans quelle mesure un jugement moral peut-il être fondé en réalité ? Comment savons nous qu’une chose est « bonne » ou « mauvaise » ? Le bien et le mal existe-t-il vraiment dans les choses que nous puissions nous sentir autorisé de déclarer que ceci ou cela est bien ou mal ?

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A. Le jugement moral et sa structure

D’un point de vue logique, il y a deux types de jugements :

- Les jugements de fait comme :
Le tiroir de la commode est coincé,
Le ciel est dégagé aujourd’hui, etc.

- Les jugements de valeur comme :
« Les oiseaux » est une très jolie petite pièce de Jean Philippe Rameau,
« Le traitement infligé aux femmes en Afrique est honteux » etc.

    1) La différence entre les premiers et les seconds est considérable. Le jugement de fait peut être accepté dans la neutralité axiologique de son point de vue : il ne contient pas d’évaluation, ni en bien, ni en mal. Il énonce ce qui est et se présente comme une observation. Cependant, il s’en faut de très peu pour que l’on dérape du jugement de fait, vers une évaluation. (texte) Il suffit que l’intention qui l’énonce enveloppe un reproche ou une réprobation :
    Le tiroir de la commode est encore coincé ! Sous-entendu... il ne devrait pas l’être. Mais... qui a coincé le tiroir de la commode ? C’est lui qui est en faute ! Le ciel est encore dégagé aujourd’hui. Mais quand est-ce qu’il va donc pleuvoir ? Sous-entendu, Ce n’est pas bien qu’il en soit ainsi, il devrait en être autrement. Il faudrait qu’il pleuve.
    Le passage de l’observation au jugement est donc très rapide, parfois, il n’est introduit que dans le ton de la voix et il reste indécelable dans l’énoncé en tant que tel. Mais le changement qu’il opère est considérable, car il ne s’agit plus du tout de connaître, mais d’évaluer.
    Les jugements de valeurs sont principalement de deux types : valeur esthétique et valeur morale. Dans le relativisme ambiant qui est le nôtre, nous admettons aisément que la valeur esthétique dépend d’une appréciation variable d’un individu à l’autre et ne saurait avoir un caractère absolu. « Joli », « magnifique », sont des termes qui entrent dans des jugements esthétiques, dont nous admettons le caractère relatif.
    La situation est par contre beaucoup plus complexe en ce qui concerne les jugements moraux. Quand on reproche quelque chose à quelqu’un, on pense qu’il a manqué à son devoir, et la manière la plus cinglante d’asséner le reproche est de faire passer la faute pour un constat de fait. Nous donnons à

...------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------ n’est pas constater un fait, de même que comprendre n’est pas condamner. Il s’agit toujours d’une évaluation, et non d’une observation. L’observation conserve une neutralité axiologique, tandis que le jugement moral non.
    Que se passe-t-il donc dans le jugement moral ? Nous introduisons une comparaison entre ce qui est et ce qui devrait être. L’être est jugé à l’aune du devoir-être, et cela quel que soit le système moral qui sert de référent. Cela importe peu. Ce qui nous intéresse ici, c’est cette structure. Et c’est dans cette comparaison que naît l’idée qu’une chose, qu’une personne qu’un état de fait, qu’un comportement est « bon » ou « mauvais ».
    Toute morale propose des prescriptions, des recommandations qui sont autant de critères du bien et du mal. Juger moralement, c’est comparer un état de fait avec les prescriptions d’une morale. Si l’état de fait ne correspond pas avec ce que prescrit la morale, et s’y oppose nettement, on applique un jugement en termes de mal. S’il s’agit d’un comportement régit par un code de devoir, une déontologie, on parle de faute. Si l’état de fait correspond à ce que la morale prescrit, on dit : « c’est très bien comme cela ». Si ma morale religieuse me dit que manger du cochon est mal et que l’on propose du cochon à la cantine de mes enfants, je serais porté à dire : « c’est scandaleux, on devrait avoir le choix ». Si ma morale laïque dit que l’école doit rester en dehors de tout prosélytisme, je vais être choqué par la revendication de jeunes filles de porter le voile dans un établissement scolaire. Je serais aussi prêt à mettre en cause le port ostentatoire de crucifix chrétiens. Nous avons tous des parti-pris sur ce qui devrait être. Nous avons nos idéaux, nous avons nos croyances, nous avons nos exigences, nos attentes et il n’en faut pas plus pour que nous puissions juger moralement en terme de bien/mal. Il se peut que je ne me rende pas compte du caractère impératif de mes exigences. Je peux nier avoir une « morale » ; mais, le plus souvent c’est une affirmation en l’air, qui se contredit immédiatement dans le fait même que je n’arrête pas de faire des reproches, de juger, d’exprimer ma révolte, de condamner. Implicitement, cela veut dire que j’ai bien une idée sur ce qui devrait être, une norme, qui me permet de réprouver ce qui est........................................
    ... qui vient se poser sur la gouttière en disant que c’est « bien » ou « ce n’est pas bien » de le faire. Un tremblement de terre est un phénomène naturel qui résulte de certaines causes. Cela n’a guère de sens de reprocher à la nature d’avoir fait tremblé la terre en disant « ce n’est pas bien ». S’imaginer que ce qui arrive dans la nature est une punition de Dieu est du même ordre. La pluie tombe également sur les justes et sur les méchants. Nous n’avons pas à projeter sur la nature nos évaluations en bien et en mal. Nous n’allons pas reprocher au chat d’avoir attrapé un oiseau pour lui faire la morale en lui disant « que ce n’est pas bien ».

     Nous estimons qu’un être humain, ce n’est pas un animal et qu’il peut dépasser les pressions vitales de l’instinct et suivre des règles morales. S’il ne le fait pas, et que par ailleurs la société exige qu’il satisfasse à ses obligations, pour qu’une vie authentiquement humaine demeure possible, il est donc en faute. Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est de disposer d’un libre-arbitre, de pouvoir choisir et donc nécessairement de choisir en fonction de quelque chose, en fonction d’une évaluation du bien et du mal, donc d’une morale. Ce libre-arbitre, nous pouvons fort bien ne pas le concéder à l’animal et penser que lui n’a pas le choix, et ne peut que suivre la loi naturelle. Cf. Nietzsche (texte) En fait, nous plaçons très haut les exigences que nous mettons en l’homme. Et c’est bien pourquoi nous le condamnons si facilement pour ne pas être à la hauteur de ce qu’il devrait être. (texte)

    2) Non seulement le jugement moral est spécifiquement humain, mais il s’inscrit aussi dans un contexte culturel précis. Cela fait partie des rares observations qui peuvent être empiriquement fondées en matière de morale. Nous remarquons en effet que les hommes qui appartiennent à une culture, (et surtout la revendique), tiennent telle ou telle conduite A, B, C, comme répréhensibles ou les conduites D, E, F comme moralement admissibles. Mais nous savons aussi que A, D, F peuvent être admis ici et B, C, E réprouvé ailleurs. Il est malséant en Afrique de regarder le chef droit dans les yeux, la décence demande de baisser les yeux. En Chine, il est admis que l’on puisse manger du chien ou du chat. En occident, c’est tout à fait répréhensible. On peut multiplier à l’infini les exemples qui attestent que ce qui est admis dans les mœurs d’une société peut être rejeté dans les mœurs d’une autre société. Le relativisme en matière de bien et de mal, n’est pas une doctrine de ce point de vue, c’est l’énoncé d’un état de fait indiscutable. Appartenir à une culture nous incline d’emblée à juger d’une certaine manière et aussi à nous sentir jugé pour les mêmes raisons. Cela ne veut pas dire que nous ne disposions d’aucune distance critique et que pour autant la morale soit exclusivement sociale. Je peux très bien vivre dans un pays de tauromachie et trouver scandaleux ce type de spectacle. Cela veut dire, soit que je suis très sensible, que j’éprouve de la compassion pour l’animal que l’on fait souffrir, ou bien que j’ai des principes qui sont différents de ceux qui sont communément reçus. Si on admet le second point de vue, on reconnaît que le jugement moral est une prise de position qui est personnelle et n’est pas seulement collective. ...

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      © Philosophie et spiritualité, 2005, Serge Carfantan.
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