Leçon 151.   De la morale à l’éthique      pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

    Dans l’usage courant en français, les deux termes de morale et d’éthique sont souvent pris comme des synonymes. On peut dire que l’on a une morale ou dire que l’éthique nous parait incontournable, le premier terme fait « populaire », le second est plus sophistiqué, mais ce qu’ils désignent est identique. Nous pouvons dire indifféremment que nous tenons à nos principes moraux ou qu’il il nous semble indispensable d’avoir des repères éthiques.

    Pour le philosophe, ce flou est un peu gênant. Dès qu’il y a deux termes proches, l’intellect tend naturellement à y marquer des différences. De fait, un esprit qui a souci de rigueur, refuse que l’on confonde ce qui peut être distingué. Nous pourrions par exemple dire que la morale qualifie plutôt ce que l’on rencontre dans les mœurs. Le moraliste, est un « donneur de leçon ». Il dit : ce que vous faites là, c’est pas bien ! C’est mal. Le mot éthique, par contre sera employé quand nous allons au-delà des imprécations assez vagues de la condamnation, pour discriminer de manière plus nette et surtout plus consciente, ce que nous considérons comme étant bon et mauvais.

    André Comte-Sponville s’est livré à cet exercice consistant à pratiquer cette distinction pour éclairer la signification concrète et pratique de l’éthique. Voyez la conférence Ethique, morale et politique. Nous allons beaucoup lui emprunter dans cette leçon. Nous allons essayer de voir si la distinction entre morale et éthique est éclairante et si elle permet de mieux préciser le sens de la conduite de la vie. Le problème est donc celui-ci : de quel point de vue peut-on distinguer l’éthique de la morale ? Notre souci n’est pas de jouer avec les mots, de faire de la philologie comparée entre auteurs, ni d’alimenter une discussion sur un « problème de philosophe ». Il est de savoir si la distinction entre morale et éthique a un sens précis dans notre vie concrète.

*   *
*

A. Morale, moralité, politique

    Morale : du latin mores coutumes et habitudes et donnant en français les mœurs.  Le mot désigne des conduites collectives, ou encore des manières de se conduire. De la nudité exposée on dira qu’elle est un « outrage aux bonnes mœurs ». D’une femme que l’on voit aux bras de nombreux amants, on dira qu’elle est « de mœurs légères », ou « de petite vertu ». Le sens commun réprouve une conduite qui n’entre pas dans la norme et attend le moment où « la morale sera sauve » (quand elle deviendra une « femme rangée » !). Le sens commun entend le plus souvent par moralité un conformisme dans lequel chacun fait ce qu’on doit faire. (texte)

     1) Nous pouvons donc conserver le terme de « morale » dans le sens et dans le registre moralisant et moralisateur. Le sens commun ne sait pas très exactement ce qu’il faut entendre par bien/mal, mais il n’hésite pas à avoir recourt à « La morale » pour condamner une conduite, (ce n’est pas bien d’avoir menti, tu devrais avoir honte !), ou bien faire l’éloge d’un acte exemplaire (c’est très bien d’avoir prévenu la police, tu as fait ton devoir mon fils !). Vivant au cœur d’une collectivité humaine, nous recevons d’elle l’empreinte d’un système d’idées reçues en matière de morale et de conduite. Nous avons vu cependant que rabattre la morale sur la société reste insuffisant.

    La famille joue dans la morale un rôle fondamental, car elle peut autant resserrer le conformisme de manière autoritaire, qu’elle peut aussi défaire les repères et ne donner qu’un exemple de morale délétère. Les enfants imitent les parents de toute façon. Voyez l’opposition dans La vie est un long fleuve tranquille, entre les Duquesnoy et les Groseille. Chez les Duquesnoy, la rigueur et la discipline sont de mise dans la conduite et le fondement solide de l’intégrité morale est la foi chrétienne. Chez les Groseille, c’est tout l’inverse, pas de religion et la vulgarité des attitudes va de pair avec une complaisance dans les conduites immorales. Le cas Groseille est un cas limite bien sûr. Mais dans pareille situation, nous pouvons noter qu’il est encore possible aux parents de faire des reproches qui ont une portée morale. La famille serait détruite s’il n’y avait pas des normes de conduites à faire respecter. La mère Groseille, ...

    Ce que nous remarquons surtout, c’est l’importance que revêt la caution religieuse de la morale chez les Duquesnoy. Nous devons supposer qu’ici les parents ont été « élevés dans des principes », plutôt aristocratiques. Mais le fait d’éduquer dans des principes n’est pas un privilège bourgeois. On a vu dans la tourmente des années 70 des parents donner à leurs enfants la sacro-sainte leçon révolutionnaire de la lutte des classes qui devaient conduire le prolétariat au renversement du capital et donner naissance un jour à l’avènement de la société sans classe. Si ce n’est pas de la morale qu’est-ce que c’est ? Nous sommes aujourd’hui d’accord pour reconnaître que l’idéalisme révolutionnaire supposait même une véritable foi de charbonnier. Derrière le rigorisme moral, il y a toujours la foi dans des principes transcendants. Ce qui le démontre nettement, c’est que sans cela, il serait balayé par le relativisme. On dira : « à d’autres temps, d’autres mœurs ». Nous avons conscience du caractère relatif des jugements moraux, mais précisément, la morale pratiquée et prise au sérieux, suppose un refus de tout mettre sur le même plan, un refus de banaliser le jugement moral. Les mœurs de l’ailleurs sont facilement jugés comme des « manières qui ne sont pas de chez nous », ou des « habitudes de sauvages ». C’est ce dont Claude Lévi-Strauss a fait la critique. De la même façon, dans l’autrefois, nous pouvons nous gausser d’être moralement plus évolués que nos propres ancêtres. Aujourd’hui on ne brûle plus les sorcières et on ne traque plus les hérétiques. Nous pouvons reconnaître la différence entre les systèmes de valeur, mais l’attitude caractéristique du moralisme est de passer outre. Sûr de lui, il ne se pose pas de question et s’affirme dans la condamnation de toute conduite qu’il considère comme en soi immorale. Cette position est assurément dogmatique et rigide. Elle appelle sa propre critique. (texte)

    Reste la question de l’immoralisme. Rejeter la morale et son système de règles. Ce qu’André André Gide propose dans Les Nourritures Terrestres par exemple, quand il dit que céder au désir était l’essentiel et que pour cela, il fallait rejeter toute morale. Venons sur ce point à la conférence d’André Comte-Sponville qui nous sert ici de fil conducteur : « Il y a vingt ans, nous faisions volontiers profession d'immoralisme. La morale était pour nous une vieille lune dépassée. Les plus philosophes parmi nous se réclamaient de Nietzsche. Nous voulions vivre Par-delà le Bien et le Mal. Et ceux qui n'étaient pas étudiants en Philosophie comme je l'étais, se contentaient de peindre sur les murs les beaux slogans d'alors. Vous vous en souvenez : "Il est interdit d'interdire". Ou bien : "Vivons sans temps morts, jouissons sans entraves". (texte) Effectivement, ce qu’alors on retenait de Nietzsche, c’est la critique incendiaire du moralisme chrétien et sa contrepartie  dans l’exaltation des valeurs vitales et de la pure jouissance. Voyez ce que nous disions plus haut au sujet du situationnisme. Mais a-t-on ici bien compris le sens de ce que veut dire « par delà le bien et le mal » ? L’apologie de la jouissance peut-elle  en quoi que ce soit permettre de transcender l’opposition bien/mal ? Il est clair que la dualité bien/mal est constituée par le mental, mais l’apologie de la jouissance sans frein ne fait que nous ramener dans la sphère du vital. Dans les termes de Kierkegaard, ce serait régresser du stade éthique, vers le stade esthétique. Si l’homme éthique, c’est l’homme de la morale (ce qui suppose que nous identifions les deux termes), alors celui qui s’affirme dans le devoir, c’est précisément celui qui rompt en lui-même avec le donjuanisme du païen, du fêtard, du jouisseur, pour entrer dans un engagement moral. L’esthétisme, à la manière de Gide, dans Les Nourritures terrestres, est un luxe d’intellectuel ou d’adolescent. Il n’est pas compatible avec la réalité concrète de l’action et de la pratique. Il en est plutôt le di-vertissement et incitation au dés-engagement. Dès l’instant où un investissement sérieux nous met en mouvement, quand la Passion nous étreint et qu’elle trace notre Nécessité intérieure, il est évident que le sens éthique est très présent. Ceux-là même qui alimentaient de leur enthousiasme la ferveur de ces temps révolutionnaires, en réalité cherchaient la morale ailleurs.

     2) Où ? Dans la politique ! « ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

C’est là une caractéristique de la mentalité révolutionnaire qui a précédé l’avènement de la mentalité postmoderne. Que les mentalités changent n’implique nullement que la morale puisse en quoi que ce soit être évacuée. Ce qui se modifie, ce sont les systèmes de valeurs et non le rôle de la morale elle-même. Il y aurait contradiction à ériger l’immoralisme en règle, ce serait le transformer immédiatement dans une autre morale en réalité fondée sur les valeurs différentes. Ce qui est surprenant par contre, ce sont les revirements des attitudes collectives. La postmodernité a vu le déclin des idéologies et l’effondrement du concept du tout-politique. Ce qui collectivement a pris sa place, c’est le tout-économique. Cependant, et là nous pouvons être d’accord avec Comte-Sponville, là où la postmodernité s’affirme réellement, en ouvrant la voie justement à la cosmodernité, c’est là où elle réinvestit la morale. Note d’André Comte-Sponville : « Vingt ans plus tard, changement complet de tableau. On est passé de l'idéologie du Tout-politique à ce que j'appellerais volontiers l'idéologie du Tout-morale. C'est ce qu'on a appelé "la génération morale". Pour une part c'est une invention de journaliste, pour une autre c'est l'indice d'une évolution réelle.  ».

Si nous voulons être plus précis, nous dirons que ce qui caractérise le renouveau moral de notre temps, c’est le réinvestissement de la responsabilité. C’est ce qui justifie l’idée du « tout-morale » contre le « tout-politique ». Le prix Nobel de la paix accordé en 2006 à Muhammad Yunus est assez caractéristique de cet esprit. Nous avons une estime pour ceux qui font un travail concret au niveau local, dans l’ordre d’une ONG, et nous avons perdu notre confiance dans les organisations politiques internationales œuvrant pourtant dans une direction similaire. La banque des pauvres en proposant le micro-crédit est parvenue à faire mieux que les subventions accordées par les États, dont ils s’est parfois trouvé que seulement 10% des fonds arrivaient réellement à leurs destinataires. Ce type d’aide qui ne soumet pas une population à une tutelle, mais laisse à chacun sa responsabilité, (cf. Hans Jonas)  permet une auto-référence en matière de finance et donne toute sa valeur à la relation éthique. C’est exactement le genre d’initiative de prise de responsabilité qui redonne un sens à l’éthique, au-delà du moralisme. Il est aussi intéressant de noter sur cet exemple la prévalence du « tout-morale » sur le « tout-économique ». (texte) L’échec de l’économisme à résoudre les problèmes fondamentaux des besoins humains est patent. Son orientation fondamentale dans le sens du profit, les ravages écologiques, économiques et sociaux dont il est directement la cause, nous démontrent qu’il est vain d’attendre des solutions d’un système dont la finalité directe n’est pas éthique. Si l’échec du tout-politique s’est consommé avec l’effondrement idéologique du marxisme dans le communisme, l’échec

 

---------- L'accès à totalité de la leçon est protégé. Cliquer sur ce lien pour obtenir le dossier

        

Vos commentaires

      © Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
Accueil. Télécharger. Notions.


Le site Philosophie et spiritualité autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous devez mentionner vos sources en donnant le nom de l'auteur et celui du livre en dessous du titre. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version définitive, vous obtiendrez le dossier complet qui a servi à la préparation de la leçon.