Leçon 105.    La valeur de l'histoire     pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

    Nous vivons dans un temps qui attache une grande importance à l’enseignement de l'histoire. Il nous semble en effet que l’histoire est une discipline indispensable à la formation des citoyens dans l'État. Les historiens nous rappellent toute l'importance du devoir de mémoire à l'égard de ce passé barbare que nous avons traversé. Garder mémoire en n’oubliant pas le passé, c’est demeurer vigilant et être capable de déceler ce qui dans notre temps risquerait de s’avérer une répétition sinistre du passé. Il paraît donc important de donner à l’enseignement de l'histoire une place de premier plan, afin que les générations à venir ne demeurent pas aveugles au présent ; l’enseignement de l’histoire tend en effet à montrer que le présent n'existe que parce qu'il a été fait par un passé.

    Pourtant, ce consensus autour de la valeur de l’histoire ne suffit pas à évacuer des doutes et des critiques. Vouer un culte au passé, surenchérir sans cesse sur la mémoire, c’est aussi risquer d'alourdir le présent d'un poids écrasant et irrévocable. Dans la conscience des peuples, il est aussi vital que l’on soit capable de laisser le passé là où il est, pour créer un monde nouveau, en donnant au présent toutes ses chances, sans une sempiternelle référence au passé. Pour créer, il faut pouvoir oublier ce qui doit l’être. Or la propension à l’historicisme tend au contraire à déprécier toute initiative et à lester le présent de toutes les comparaisons. L’histoire fait de nous des tard venus, des avortons malhabiles d’un passé toujours plus glorieux que notre présent médiocre et vide. Quelle utilité peut-on reconnaître à l’histoire ?

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A. Vocation de l’histoire et devoir de mémoire

    Les premiers historiens grecs enseignaient déjà que la tâche de l’historien est de construire une mémoire inaltérable afin de contrer les méfaits du temps et l’usure de l’oubli. Mais ils pensaient surtout qu’un peuple doit conserver l’héritage de ce que le passé lui a légué de plus glorieux, de plus inspirant pour les générations à venir. L’histoire est apologétique, elle est écrite pour que soit offerte à la vénération des hommes une grandeur qu’ils puissent admirer.

    Les historiens contemporains modifient cette perspective, car il y a non seulement mémoire de ce qui mémorable, mais surtout devoir de mémoire à l’égard de ce qui est loin d’être glorieux. La nuance est subtile. Si, à la limite, la mémoire maintient seulement ce qui a été, elle ne dicte pas d’impératif. Elle n’en contient pas. Cependant, les hommes qui se tournent vers la mémoire ne peuvent le faire sans y introduire un jugement moral, donc sans y situer un devoir-être. Il faut noter qu’en français, le mot devoir vient du verbe latin debere, de debeo, qui implique la dette. A l’égard du passé, nous avons une dette, au sens d’un travail à faire, comme le devoir de l’écolier qui est à remettre. Par le seul fait qu’ils en ont survécu, les survivants de Buchenwald et d’Auschwitz ont un devoir à l’égard de ceux qui sont morts dans des conditions effroyables. De même, sous avons une dette à l’égard de ceux qui ont connu l’abomination et cette dette implique de ne pas les oublier et de ne pas oublier ce qui s’est passé. Mais la reconnaissance de la dette à l’égard du passé passe-t-elle par une restitution exacte des faits ou plutôt par la puissance du témoignage ? L’injonction du devoir de mémoire est-elle du même ordre que l’impératif du travail de mémoire historique ? (texte)

    Le passé historique n’est pas une image d’Epinal, ni un monument à la mémoire d’une grandeur disparue. Il n’est pas seulement une inscription neutre et légère dans les registres de la mémoire, il est un poids lourd, le poids de la souffrance de ceux qui ont subi des sévices et ont été offensés dans leur humanité même, au point de ne plus pouvoir oublier. Dans Les Naufragés et les Rescapés Primo Lévi écrit : "Il faut encore une fois constater, avec tristesse, que l'offense est inguérissable; elle se prolonge dans le temps, et les Erinyes, auxquelles nous devons bien croire, ne tourmentent pas seulement le bourreau (si même elles le tourmentent, aidées ou non par le châtiment humain) mais perpétuent son œuvre en refusant la paix à celui qu'il a torturé". Le passé nous poursuit, parce qu’il poursuit ceux qui y ont été mêlés. L’horreur des camps de concentration nous place devant l’abîme du mal. Ce qui est terrible, c’est d’entrevoir, dans la leçon de l’histoire, que l’être humain est capable d’une négation radicale, capable de conduire le meurtre de manière systématique et d’entrer dans un nihilisme radical. Primo Lévi écrit : "Que chacun est le Caïn de son frère, que chacun de nous (mais cette fois, je dis nous dans un sens très large et même universel) a supplanté son prochain et vit à sa place, c'est une supposition, mais elle ronge; elle s'est nichée profondément en toi, comme un ver, on ne la voit pas de l'extérieur, mais elle ronge et crie". L’horreur que dévoile Primo Lévi,

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    ---------------Ce qui accable Primo Lévi, pour l’avoir vécu dans sa chair, c’est ce fardeau, et cette lourde pensée que ceux qui sont sortis vivants des camps de concentration , vivent à la place de tous ceux qui y sont morts. Coupable d’avoir survécu en un sens, quand tant d’autres sont morts. Cette culpabilité de celui qui a survécu est une torture. Le désespoir, la honte, la culpabilité rongent le survivant. Même si, intellectuellement, on peut dire que le passé est passé, rien ne peut ressusciter ceux qui sont morts dans des conditions atroces. Primo Lévi n’a survécu que pour tenter de comprendre et de témoigner, mais justement, il sent bien que le témoignage ne suffit pas, car la mémoire elle-même ne peut contenir l’horreur. Il y a une limite qui touche à l’indicible, comme lorsque nous disons que nous parlons d’une horreur sans nom. Tout ce que l’on peut dire semble se contenir dans une représentation qui reste comme en dehors des faits et tout témoignage demeure une reconstruction. C’est de cet échec douloureux dont parle Primo Lévi, car la vérité sur la Shoah n'est pas dicible, parce qu’il est impossible de témoigner : les « vrais témoins » ne sont plus de ce monde et sont morts dans les camps.

    Mais le témoignage est pourtant essentiel en tant que témoignage. Et c’est en effet là que l’inscription de l’homme dans l’Histoire trouve tout son pathétique. Dans L’Ecriture ou la Vie, Jorge Semprun raconte ce moment où les soldats sont arrivés pour délivrer le camp et l’état d’esprit dans lequel il se trouvait devant leurs regards effarés. La déchéance était telle que ses compagnons et lui ne pouvaient même plus rêver, non pas seulement rêver d’une libération, mais rêver tout court. « Aucun d’entre nous, jamais n’aurait osé faire ce rêve. Aucun d’assez vivant encore pour rêver, pour se hasarder à imaginer un avenir… Survivre, simplement, même démuni, diminué, défait, aurait été déjà un rêve un peu fou ».

    Le plus étrange, c’est qu’alors, devant les soldats terrifiés par ce qu’ils découvraient, Semprun évoque la certitude que la mort est déjà derrière lui. Non pas la mort biologique, mais la mort phénoménologique , mort vécue au sein de la conscience, dans les abîmes de la négation. « Une idée m’est venue, soudain… - la sensation, en tout cas, soudaine, très forte, de ne pas avoir échappé à la mort, mais de l’avoir traversée. D’avoir été, plutôt, traversé par elle. De l’avoir vécu en quelque sorte. D’en être revenu comme on revient d’un voyage qui vous a transformé : transfiguré, peut être.

… je n’avais pas vraiment survécu à la mort, je ne l’avais pas évitée. Je n’y avais pas échappé. Je l’avais parcourue, plutôt, d’un bout à l’autre. J’en avais parcouru les chemins… j’étais un revenant, en somme.

    Cela fait toujours peur, les revenants ».

    Quand on été au fond de l’horreur, quand on a été au fond de la négation de la mort dans le tréfonds de la vie, il n’est plus possible d’aller plus loin. D’où ce texte surprenant : « Peut être étais-je immortel, désormais. En sursis illimité… Je n’étais pas seulement sûr d’être vivant, j’étais convaincu d’être immortel. Hors d’atteinte en tout cas. Tout était arrivé, rien ne pouvait plus me survenir. Rien d’autre que... ».

    Semprun est moins radical que Primo Lévi sur les possibilités du témoignage historique, car les ressources poétiques de la parole sont immenses. Il y a bien un doute « sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité du témoignage. Mais ceci n’a rien d’exceptionnel : il en arrive ainsi de toutes les grandes expériences historiques ». Le paradoxe ici, c’est de convoquer l’artifice pour rendre le réel. Il s’agit bel et bien de la puissance de l’écriture et de son aptitude à restituer la tonalité affective de l’expérience. Aussi, argumenter en prétextant l’indicible est pour Semprun un faux-fuyant.

    « On peut toujours tout dire en somme. L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’un alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire. Le langage contient tout. On peut dire l’amour le plus fou, la plus terrible cruauté. On peut nommer le mal, son goût de pavot, ses bonheurs délétères. On peut dire Dieu et ce n’est pas peu dire. On peut dire la rose et la rosée, l’espace d’un matin. On peut dire la tendresse, l’océan tutélaire de la bonté ».

    Le récit d’un témoin peut-il être qualifié de travail historique ? Certainement pas au sens du positivisme historique de Langlois et Seignobos. Pour les positivistes, l’historien est censé s’effacer en tant que subjectivité devant des « faits ». Il doit faire œuvre « objective » et se garder de trop d’interprétation. Or le témoignage d’un récit n’est pas « objectif », il est un réinvestissement de la subjectivité historique par elle-même. Ce n’est pas exactement l’histoire telle qu’elle figure dans les manuels, une histoire qui serait sensée délivrer des « explications » du passé. Que la forme du récit soit redevable de la littérature n’est certainement pas un obstacle au travail de compréhension du passé. La méprise viendrait plutôt de l’idéal d’objectivité en histoire qui prétendrait pouvoir faire abstraction de la dimension vécue pour s’en tenir à des « faits ». Que sont les faits, si on les dépouille de la dimension consciente de celui qui les a vécu ? Rien. Si nous avons besoin du témoignage en histoire, ce n’est pas seulement pour son objectivité, mais pour sa subjectivité même, car c’est au sein de la subjectivité et par la subjectivité que le pont peut se construire entre le passé et le présent. Il y a des témoignages dont la résonance restera universelle, parce qu’ils nous permettent de comprendre et de partager. Ce sont ces témoignages vivants qui donnent à l’histoire une valeur réelle de culture. (texte)

   Autre exemple. Dans les deux volumes de sa correspondance, les Lettres d’un Insoumis, Satprem ne donne que très peu d’éléments sur son expérience des camps de concentration. Il a brûlé les quatorze cahiers depuis la sortie des camps. Il y a cependant au début ce passage très épuré, très pudique, d’une lettre de sa sœur aînée sur son retour dont le silence est éloquent: « Il est entré dans la salle à manger. Il fallait le faire asseoir, il était épuisé, squelettique. Il n’y avait que ses yeux, ça oui, il y avait ses yeux. Il nous a tous regardés. Vous êtes tous beaux, disait-il. Il a caressé la petite tête blonde de Babeth, car elle semblait avoir un peu peur ». Plus loin, un feuillet sauvé du journal dit ceci : « … de ma vie dans cette impitoyable expérience de l’échec total que fut pour moi le camp de concentration.

    Le camp… cet effondrement apocalyptique, comme un bouleversement géologique où j’ai sombré, où tout a sombré, et la foi que je pouvais avoir en ma propre valeur, et celle que j’avais dans les autres. Grand lessivage, table rase. Qu’ai-je fait depuis cette ‘libération’ sinon de tenter follement, à mes propres yeux, de venger cet échec de l’Homme et de réhabiliter les autres, en allant plus loin, encore plus loin, en me poussant à bout, à cette pointe de l’être où l’échec total doit être aussi terrible que la victoire doit être éclatante ».

    Satprem trouve dans l’expérience des camps l’échec radical de l’humain. Et c’est le sens de son témoignage comme expérience limite. Porter contre soi une telle expérience ne peut nous laisser indifférent. C’est la force de ces témoignages qui touche les étudiants en histoire, plus que le récit exact des événements. On fait plus pour le devoir de mémoire en confrontant l’étudiant à des témoins d’un drame historique, qu’en fournissant une analyse objective des faits, car le témoignage a une résonance vivante. Il parle directement d’une vie à une autre dans le pathétique par lequel la vie justement s’éprouve bien au-delà des frontières de l’expérience individuelle, pour rejoindre l’expérience historique. Après tout, les historiens disent eux-mêmes que le travail historique est œuvre de sympathie de la part de l’historien à l’égard des hommes du passé. Prendre avec soi les valeurs des hommes du passé explique Henri Irénée Marrou. N’est-ce pas à cette s..."

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       © Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan. 
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