Leçon 154.    L’espace de la conscience        pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

    De l’espace, nous avons depuis la modernité surtout une appréhension mathématique. L’espace cartésien est la représentation en trois dimensions, longueur, largeur et profondeur, d’une chose. La res concreta, la chose concrète pour Descartes se définit par l’espace et c’est à partir de l’espace que la matière est représentée comme une substance douée de propriétés objectives. Le dualisme légué par Descartes consiste à opposer a) une substance non-spatiale, une substance pensante qui porte en elle les qualités dites secondes, subjectives, propres à l’expérience et b) une substance dont la quintessence est l’espace, support des qualités dites premières et objectives, propre à la mesure. Nous avons vu que la dualité entre qualités premières et secondes ne s’impose nullement. Une qualité, quelle qu’elle soit, suppose nécessairement un sujet qui la perçoit. L’espace n’a de sens que pour un esprit qui le pense et qui en fait l’expérience.

    Nous avons aussi vu que dans l’attitude naturelle, la conscience est chosique et l’intérêt dirigé vers l’objet. A moins d’y porter attention, nous ne remarquons pas l’importance de l’espace dans lequel pourtant tout objet est perçu. Aussi est-il com­munément ramené à un simple contenant abstrait des objets, sans autre valeur que celle de définir une position relative. Guidée par intentionnalité, notre perception habituelle va chercher l’objet et néglige l’ouverture de la conscience au sein duquel se produit la perception. De même, nous ne sommes pas attentifs à l’espace de silence qui sépare les mots dans l’expression. Or le mot écrit n’existe que sur le fond de la page blanche. Un objet n’existe que sur la toile de fond de l’espace.

    Il semble bien que pour comprendre l’espace de la conscience, il est indispensable de suspendre l’intentionnalité de la perception, ou encore de l’ouvrir de manière panoramique, dans une sensation globale qui rejoint, enveloppe de proche en proche, tout ce qui est présent dans le champ de conscience. Qu’est que l’espace de la conscience ?  Bergson a montré que dans la durée que l’esprit se découvre à lui-même, en contrepartie, l’espace semble un milieu étranger qui relève de la matière. Cependant n’y a-t-il pas aussi une dimension spirituelle de l’expérience de l’espace ?

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A. Espace et corporéité

    Quand, à l’état de veille, nous situons dans l’étendue concrète le haut, le bas, la droite ou la gauche, le proche et l’éloigné, c’est avant tout à partir du corps physique. Du point de vue de la géométrie, ces concepts n’ont guère de sens. La position d’un solide dans l’espace abstrait suppose seulement un point d’origine dans un repère cartésien et ensuite on donne les coordonnées a, b, c d’un autre point de l’univers tridimensionnel. A tout point de l’espace peut être associé trois nombres, ce qui suffit pour construire un objet et le localiser.  L’étendue concrète est dite subjective, tandis que l’espace abstrait est dit objectif.

     1) Il devrait donc être facile de montrer que l’étendue concrète est donnée avant tout espace géométrique, l’espace étant une représentation réduite de l’étendue concrète, réduite à ce que l’objectivation est à même de retenir.

    L’attitude naturelle a la fâcheuse tendance de considérer que l’existence du monde va de soi, sans remarquer qu’implicitement, dans le moindre acte de perception, une conscience structurante est l’œuvre : la conscience d’objet dont il ne reste que le résultat. C’est en ce sens précis qu’elle est irréfléchie. L’approche phénoménologique se doit de rétablir la réflexion, en retrouvant le sens originaire de la spatialité. Dans les mots de Maurice Merleau-Ponty, dans la Phénoménologie de la Perception, « Ou bien je ne réfléchis pas, je vis dans les choses et je considère vaguement l’espace tantôt comme le milieu des choses, tantôt comme leur attribut commun, - ou bien je réfléchis, je ressaisis l’espace à sa source, je pense actuellement les relations qui sont sous ce mot et je m’aperçois alors qu’elles ne vivent que par un sujet qui les décrive et qui les porte, je passe de l’espace spatialisé à l’espace spatialisant ».

    Comment comprendre cet espace spatialisant?  La réponse que Husserl donne à cette question, dans les Recherches phénoménologiques pour la Constitution, consiste à montrer que l’espace suppose la conscience de l’ego et aussi qu’à ce titre, c’est mon corps propre qui est mon centre d’orientation de l’espace. « Tout ego a son domaine de perceptions ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    « Tout être spatial apparaît nécessairement de telle manière qu’il apparaît près ou loin, en haut ou en bas, à droite ou à gauche… Le corps propre possède alors, pour l’ego qui lui appartient, ce trait distinctif, unique en son genre, qu’il porte en soi le point zéro de toutes ces orientations. L’un des points de l’espace qui lui appartiennent, fût-ce même un point qui n’est pas effectivement vu, est constamment caractérisé sur le mode de l’ici central ultime, à savoir d’un ici qui n’en a aucun autre en dehors de soi par rapport auquel il serait un là-bas. De la sorte, toutes les choses du monde environnant possèdent leur orientation par rapport au corps propre… Loin veut dire loin de moi, loin de mon corps, à droite renvoie au côté droit de mon corps, par exemple à ma main droite, etc.» (texte)

    ---------------L’expérience de la veille ne saurait se comprendre sans l’implication du corps propre, implication qui met précisément en jeu l’incarnation de la conscience. Le corps propre ne peut donc pas être considéré comme un simple objet, car c’est par rapport à lui que nous situons l’ordre des objets. Merleau-Ponty montrera qu’en raison de son rôle dans l’expérience,  le corps est sujet-objet. Dans notre situation d’expérience concrète, nous pouvons dire : « j’ai toutes les choses en face de moi, elles sont toutes – à l’exception d’une seule, précisément de mon corps, qui est toujours ici ». L’ici véritable c’est le centre d’expérience dans lequel nous sommes charnellement inscrits. (cf. M. Merleau-Ponty) Nous y reviendrons plus loin, mais il est important de noter dès à présent que cette formulation mon corps, en première personne, est essentielle. Ce n’est que par abstraction que l’on peut détacher l’espace de l’expérience concrète au sein du champ de conscience. En ce sens, la représentation mathématique de l’espace est toujours celle d’un sujet désincarné, où la position de l’ici est un pur concept. La représentation mathématique biffe le sujet réel et de son sens de l’espace, parce qu’elle se situe dans une approche fondée sur un ordre qui est celui des idéalités pures. Elle se présente comme la forme la plus aboutie de l’objectivation. On ne saurait trouver d’opposition plus nette avec l’expérience sensible et subjective du sujet incarné que nous sommes.

    Si maintenant nous abordons la perception du mouvement ------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour le sujet percevant, le mouvement s’interprète, se décompose, à partir de la position du corps. C’est à partir d’ici que le monde des objets bougent, que l’oiseau s’envole vers une branche, que la voiture devient plus petite parce qu’elle se fond dans l’horizon sur la route. En fait, c’est seulement une conscience ici qui ne bouge pas qui peut rendre compte du mouvement dans l’espace.

    Toutefois, il est remarquable que l’attitude naturelle sort très vite de l’expérience originaire de l’espace. Elle pose d’emblée l’extériorité. Nous nous représentons ainsi facilement l’objet qui s’éloigne comme on pu le voir des observateurs extérieurs. Nous nous considérons comme un individu dans le monde, comme une chose parmi les choses et en mouvement par rapport à d’autres choses. Nous adhérons spontanément à la vision de Newton d’un espace préexistant qui est comme une grande boîte dans laquelle se trouvent toutes sortes d’objets. Entre, d’une part les planètes et des galaxies dans la voûte étoilée, et d’autre part les choses qui sont « là », il n’y a pas de différence. Le point de vue de la science classique se situe dans le prolongement de l’attitude naturelle. Dans la vigilance quotidienne, nous sommes l’individu existant qui construction les apparences, qui est fasciné par l’objet et absorbé dans un monde. Nous pensons en termes de choses prises dans un espace unique, préexistant à tout objet. Un espace qui existerait, même s’il n’y avait aucune chose, aucune matière et aucune conscience pour percevoir. Dans l’attitude naturelle, l’espace, comme le temps, sont perçus « en soi » comme réels et sans relation avec la conscience du sujet. Bien sûr, nous ne suivons pas communément Newton pour soutenir que l’espace et le temps sont des attributs de Dieu, mais nous pouvons sans difficultés les accepter comme réels en soi. C’est une donnée de sens commun et une croyance qui reste partagée tant qu’elle n’a pas été remise en cause.

    Si nous mettons entre parenthèses la position de l’attitude naturelle, nous devons suspendre ces présupposés et être plus attentif à ce que l’expérience concrète nous donne dans le vécu de l’espace. Voici par exemple ce qu’écrit à ce sujet Maurice Merleau-Ponty :

     « Voici ma table, et plus loin le piano, ou le mur, ou encore une voiture arrêtée devant moi est mise en marche et s’éloigne. Que veulent dire ces mots ? Pour réveiller l’expérience perceptive, partons du compte  rendu superficiel que nous en donne la pensée obsédée par le monde et par l’objet. Ces mots, dit-elle, signifient qu’entre la table et moi il y a un intervalle, entre la voiture et moi un intervalle croissant que je ne puis voir d’où je suis, mais qui se signale à moi par la grandeur apparente de l’objet. C’est la grandeur apparente de la table, du piano et du mur qui, comparée à leur grandeur réelle, les met en place dans l’espace. Quand la voiture s’élève lentement vers l’horizon tout en perdant sa taille, je construis, pour rendre compte de cette apparence, un déplacement selon la largeur tel que je percevrais si j’observais du haut d’un avion et qui fait, en dernière analyse tout le sens de la profondeur». Cet intervalle n’a de sens que référé à mon corps pris comme centre de référence.  De même, voici, plus loin, ou s’éloigne intègrent aussi implicitement le rapport à mon corps. L’espace originaire a son siège dans la subjectivité. La représentation de l’espace est si peu objective, qu’il suffit de quelques altérations de la perception pour qu’elle se modifie du tout au tout. Il suffit de considérer les données de la pathologie mentale pour s’en rendre compte. Les illusions d’optiques de même nous montrent très bien que le sens de l’espace peut être profondément modifié par la perception. Mais à chaque fois, le sujet continue implicitement à se référer, sans même s’en rendre compte, à l’ici de son corps propre. Il organise l’espace à partir du point où sa conscience jaillit dans l’extériorité. L’extériorité n’a elle-même de sens qu’à partir du corps pensé comme la frontière entre extérieur et intérieur.

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     © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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