Leçon 99.   La première personne et l’impersonnel      pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

    Le mot personne contient un paradoxe tout à fait fascinant. Persona désigne en latin un masque. Dans la comedia del arte, les personnages portaient tous un masque. Du coup, le mot personne semble désigner seulement un rôle, non un être réel. La personne n’est qu’une fiction. L’usage du langage permet que cette absence que comporte la personne, soit même tout à fait clairement signifiée dans les réparties les plus communes. Qui est là ? Personne. Qui est-ce ? Personne. Le mot personne n’aurait pas son sens, si n’était impliquée cette négation, cette absence. Dans la foule, perdu dans les autres, j’ai parfois l’impression de n’être pas quelqu’un, de n’être personne. On est d’abord les autres avant que d’être soi. On n’est personne.

    Par un revirement radical, c’est aussi exactement l’inverse que l’on peut tirer du même mot personne. Le christianisme s’est souvent enorgueilli d’avoir fondé une morale personnaliste, contre les morales des religions mettant plutôt l’accent sur l’impersonnel, tel que le bouddhisme ou certaines formes de l’hindouisme. D’autre part, toute la morale civique est fondée sur le respect de la personne, sur la dignité éminente de la personne. Il n’y aurait aucun sens à placer aussi haut le respect, s’il devait s’adresser à une simple fiction, à un masque. La personne devient alors celui qui se tient derrière le masque. Être une personne, c’est être quelqu’un, ce qui est tout à fait réel, singulier et vivant. Une personne, ce n’est ni un objet, ni une fonction, ni une apparence. C’est ce que je rencontre tous les jours, c’est le visage qui m’impose précaution et respect. La personne, c’est la créature humaine faible et fragile, la créature qui doit être entourée de soins, éduquée, protégée par des lois. La personne, c’est la présence en chair et en os d’autrui à l’égard de laquelle j’ai des devoirs. Certainement pas de l’absence.

    Comment donc peut-on faire dire des choses aussi différentes à partir d’un seul et même mot ? Qu’est-ce que la personne ? Est-ce un terme qui ne recoupe qu’une fiction, ou est-ce un mot qui désigne au contraire ce qui est s...

*  *
*

A. La dimension morale de la personne

    Partons d’une définition communément reçue pour mieux cerner ce qui la justifie. La personne, c’est le sujet moral, en tant qu’il est considéré comme libre et responsable, ayant droit au respect et dont la dignité doit être protégée.

    1) Dans cette définition, il y a d’abord un premier sous-entendu : la personne ne relève pas de l’être, mais avant tout du devoir-être, la personne ne relève pas exactement du fait, mais du droit. Je me dois d’être responsable, d’assumer moralement ma liberté, je me dois de limiter ma marge d’action à cette frontière invisible que pose le respect de la personne en l’autre, comme en moi-même. C’est un devoir. Pas un fait. Je me dois le respect, comme je le dois à tout autre. La personne enveloppe un ensemble d’exigences morales, d’obligations à l’égard d’autrui. La personne n’est pas de l’ordre du simple constat : il y a dehors un type qui attend devant la porte que je descende ouvrir. Ce n’est pas un « type », ni un « casse-pieds », ni même un « démarcheur ». C’est une personne qui a droit au respect, qui ne doit pas être traitée comme un chien, sous prétexte qu’elle m’aurait dérangé. (texte)

    Dans la définition précédente, il y a aussi un second sous-entendu : que la personne est seulement personne humaine. Il ne nous viendrait pas à l’idée de considérer la pelle à gâteau ou le sucrier comme des personnes, et la plupart d’entre nous trouvent tout à fait normal de ne pas considérer non plus la poule dans la cour, ou le chat sur la fenêtre comme des personnes. Le respect, premier sentiment moral, c’est le respect de la personne humaine, un point c’est tout. Comme le dit très clairement Kant,les choses ont seulement un prix, les personnes ont une dignité. Il est immoral de considérer une personne comme une chose, de traiter une personne comme une chose, donc de ne la regarder que sous l’angle de son prix, de son coût, voire de son salaire. Les choses n’existent et n’ont de valeur que pour les personnes qui les possèdent. Il est scandaleux et immoral d’opérer un renversement qui fait de la personne un objet que l’on posséderait et que l’on pourrait acheter. En ce sens non seulement l’esclavage est immoral, mais aussi la prostitution, la vente d’organes, le travail des enfants : toute forme d’exploitation qui réduit l’être humain à ne plus être considéré que comme un simple chose au service de quelques uns qui en profitent ou au service d’un système dans lequel elle se retrouve placée et qui en tire profit. Le mot profiter est insultant, eu égard à son emploi à l’égard de la personne humaine, il ne peut valoir que ...

    Kant Dans La Métaphysique des Mœurs écrit ainsi : « l’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions,… il doit toujours être considéré en même temps comme fin ». Une chose se définit comme moyen, une personne ne peut se réduire à un simple moyen, car ce serait la traiter comme la chose, elle est une fin en soi. Traiter autrui comme simple moyen, c’est lui faire violence, car c’est d’emblée nier sa qualité de personne. Ainsi se départagent, selon Kant, le règne de la Nature, et le règne de l’esprit, car dans le premier n’existe que des choses et dans le second n’existe que les personnes. « Les êtres dont l’existence dépend, à vrai dire, non pas de notre volonté, mais de la nature, n’ont cependant, quand ce sont des êtres dépourvus de raison, qu’une valeur relative, celle de moyens et voilà pourquoi on les nomme des choses ; au contraire, les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi… . et qui limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble et qui est un objet de respect ». Nous pouvons comprendre ceci : la chose n’a droit qu’à une précaution toute relative, la personne a droit à un respect absolu.  (R)

    ---------------Le sens du devoir, impliqué dans le respect chez Kant, est avant tout formel. C’est le respect de l’homme qui a des principes et qui s’y tient. Le respect dont parle Kant, c’est avant tout le respect pour la loi morale et en tant que principe rationnel. Kant est très méfiant à l’égard de tout ce qui serait sensible, affectif ou charnel, au sentiment en général. Il a lu Rousseau, mais il se méfie du sentiment comme instance capable de se prononcer en matière de sens moral. Le respect dont parle Kant n’est pas la compassion, il ne se fonde pas sur le cœur mais sur la loi reconnue par la raison. Sous forme rigoureuse : « le respect pour la loi n’est pas un mobile pour la moralité, mais c’est la moralité même, considérée subjectivement comme mobile ». Le principe du respect a si peu de rapport avec la sensibilité, qu’il n’a pas de lien avec l’amour de soi. « La raison pure pratique … anéantit toutes les prétentions de l’amour de soi, en opposition avec elle, donne de l’autorité à la loi qui seule… a de l’influence ». Si on peut parler encore de « sentiment » (mais le mot a-t-il vraiment un sens ici ?) « Ce sentiment (sous le nom de sentiment moral), est exclusivement produit par la raison ». Dès lors, il faut bien admettre que « le respect s’applique toujours uniquement aux personnes, jamais aux choses. Les choses peuvent exciter en nous de l’inclination et même de l’amour, si ce sont des animaux (par exemple les chevaux, les chiens, etc.) ou aussi de la crainte, comme la mer, un volcan, une bête féroce, mais jamais du respect ». Le sens du texte est très clair : Kant prend inclination au sens d’une attirance, du même genre que l’inclination à la boisson. Pour ce qui est de l’amour, ce dont il est question ici, c’est de ce que Kant dénomme « amour pathologique » et pas de « l’amour d’obligation » fondé sur le principe du devoir. On peut donc deviner la suite de ce texte, car si le respect enveloppe avant tout le respect de la loi, si la loi formule un idéal qui, comme tel est inaccessible et cependant nécessaire, il s’ensuit que le respect est voisin de ce sentiment devant ce qui est élevé et qui m’humilie devant sa grandeur. « Une chose qui se rapproche beaucoup de ce sentiment, c’est l’admiration ». Le rapprochement se fait parce que le respect, sous la forme de la loi morale, « humilie toujours mon orgueil », non que je doive baisser la tête devant un grand seigneur qui serait un supérieur, mais parce que la loi morale rabaisse ma présomption en m’imposant obéissance. Elle doit s’imposer à moi à contre cœur ; et même, dit Kant, rien ne peut « nous débarrasser de ce respect effrayant, qui nous montre si sévèrement notre propre indignité ».

    2) Nous ne pouvons pas rester indifférent devant une présentation aussi austère, sèche et glacée du respect, censée pourtant être respect de la personne. Nous pouvons comprendre la réaction des penseurs qui reprocheront à Kant de ne voir dans la personne qu’un sujet abstrait et une raison décharnée. Tout en maintenant le même principe d’un fondement moral de la personne, le courant militant du personnalisme, présidé par Emmanuel Mounier, entend rendre à la notion de personne sa dimension concrète et humaine, face à un monde déshumanisé et impersonnel. Le personnalisme, contre la tradition spéculative qui voyait dans la personne le sujet pur, veut montrer que la personne n’est pas la raison abstraite et son cortège de valeurs impersonnelles. La personne n’est pas le pur je suis transcendantal, à la manière de Fichte ou de Hegel. Le personnalisme entend tourner le dos à l’idéalisme : la personne est un être de chair et de sang. Une personne vit ...

    Inversement, il faut aussi éviter l’autre écueil, celui qui consisterait à confondre la personne avec l’individu concret qui n’a d’autre souci et d’autre intérêt que l’individualisme. Par individu, il faut entendre le membre d’une société qui lui tourne en fait le dos en prenant tout, pour ne rien lui donner. L’individu de l’individualisme est, dans la postmodernité, fait d’une attitude de repli sur soi et de défense. « L’individualisme est un système de mœurs, de sentiments, d’idées et d’institutions qui organise l’individu sur ces attitudes d’isolement de défense ». Du régime de l’individualisme, de sa conception de la personne Emmanuel Mounier dit ceci :

    « Un homme abstrait, sans attache ni communauté naturelle, dieu souverain au cœur d’une liberté sans direction ni mesure, tournant d’abord vers autrui la méfiance, le calcul et la revendication ; des institutions réduites à assurer le non-empiètement de ces égoïsmes, ou leur meilleur rendement par l’association réduite au profit : tel est le régime de civilisation qui agonise sous nos yeux, un des plus pauvres que l’histoire ait connu. Il est l’antithèse du personnalisme, et son plus prochain adversaire ».

    Pour trouver la personne, il faut donc se purifier de l’individu : « la personne ne croît qu’en se purifiant incessamment de l’individu qui se trouve en elle. Elle n’y parvient pas à force d’attention sur soi, mais au contraire en se faisant disponible… Tout se passe alors comme si n’étant plus ‘occupé de soi’, ‘pleine de soi’, elle devenait, et alors seulement capable d’autrui ». Donc, si le penchant premier de l’individualisme « est de centrer l’individu sur soi, le premier souci du personnalisme est de le décentrer » vers autrui. (texte)

    Et c’est ici que le personnalisme trouve son originalité, qui consiste en une philosophie de l’altérité. « La personne n’existe que vers autrui, elle ne se connaît que par autrui, elle ne se trouve qu’en autrui. L’expérience primitive de la personne est l’expérience de la seconde personne. Le tu, et en lui le nous, précède le je ». « On pourrait presque dire que je n’existe que dans la mesure où j’existe pour autrui ». Pour le personnalisme, la personne est une liberté engagée envers autrui, engagée dans le monde, une liberté engagée parmi les hommes. C’est aussi une liberté vouée à incarner des valeurs dans de

   

L'accès à totalité de la leçon est protégé. Cliquer sur ce lien pour obtenir le dossier    

 

Vos commentaires

     © Philosophie et spiritualité, 2004, Serge Carfantan,
Accueil. Télécharger. Notions.

 


Le site Philosophie et spiritualité autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous devez mentionner vos sources en donnant le nom de l'auteur et celui du livre en dessous du titre. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version définitive, vous obtiendrez le dossier complet qui a servi à la préparation de la leçon.