Leçon 181.   Esthétique de l'humour       pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

   Dans ses créations, l’art peut être apprécié d’une manière purement esthétique, sans qu’il faille prendre en compte un ordre de considération technique, moral ou spéculatif. La musique est en ce sens pure : elle n’invite ni le jugement en bien ou mal, ni le commentaire intellectuel. Ce que nous aimons, c’est ce qu’elle nous touche, nous élève, nous transporte, de sorte que la présence de l’œuvre ne nous pas indifférent. Qui voudrait d’un art qui n’affecte pas notre sensibilité ? Ainsi peut-il y avoir une esthétique de la peinture, de la musique, de la poésie, de la sculpture, sans que personne n’y trouve jamais à redire.

    Il en est autrement avec l’humour qui est davantage impur d’un point de vue esthétique. Nous pouvons tous admettre que l’humour est un « trait d’esprit », mais de là à en faire un art ! L’humour se range communément dans le divertissement. Celui qui se divertit, ne s’investit pas, il cherche une échappée belle et la drôlerie est une façon agréable de se débarrasser de la lourdeur pesante du monde. Le paradoxe, c’est que l’humour est aussi très largement compromis avec le jugement moral. Très souvent, ce qui nous fait rire, c’est la critique la plus caustique. Il n’y a pas de limite précise entre le fait de tourner en dérision et critiquer, si ce n’est qu’il est plus habile d’emballer la critique dans l’humour ! Elle passera mieux. Comment dans ces conditions parler d’une esthétique de l’humour?

    Reste qu’il est tout à fait sérieux de s’interroger sur la signification de l’humour, ne serait-ce que pour comprendre ce qu’est le sérieux ! Il est aussi entendu que l’interrogation sur l’humour n’est pas là pour nous faire rire, mais pour nous aider à comprendre le rire. Nous avons beaucoup à y gagner. Alors osons tout de même cette question : l’humour peut-il être considéré comme un art ? En quel sens peut-il passer pour tel ?

*    *
*

A. De la dérision à la communauté du rire

    Nous devons à Bergson un petit livre singulier Le Rire, qui est un des très rares textes que la philosophie ait consacré au rire. La seconde grande partie traite surtout d’esthétique, dans des pages magnifiques d’ailleurs. C’est surtout la première partie qui va nous intéresser. Bergson y montre à quel point le rire est social et il propose une définition très célèbre du rire. Nous allons lui emprunter quelques analyses pour examiner un premier point qui concerne l’ambiguïté fondamentale de l’humour.

t une critique morale. La tension critique peut être faible ou tendue à l’extrême à la limite du supportable. Poussée jusqu’au bout, et c’est une caractéristique postmoderne, la critique morale va jusqu’à dérision systématique. Dans un société très attachée à ses valeurs, on ne riait que des outrances, des caricatures. Le Prince avait son fou, son joker. Mais dans un monde sans règles, dans un monde de renversement des valeurs, plus rien ne sollicite le respect et la retenue. La puissance critique corrosive de l’humour s’étend à tout et peut conduire au débordement. Le postulat explicite devient : « on peut rire de tout » ; ce qui veut dire de manière implicite : « rien n’est sérieux, tout est dérisoire, alors autant rire de tout » ou encore :  « puisque la vie n’a pas de sens et que rien n’est sacré, tout ce qui nous reste, c’est d’en rire ». L’étendue de la verve comique va donc de la critique morale un peu pincée,

    ....    "M. le Préfet, qui nous a toujours conservé la même bienveillance, quoiqu'on l'ait changé plusieurs fois depuis 1847".

… jusqu’à ce que nous avons appeler le nihilisme passif. Que nous vivions sous le règne de la dérision n’est pas un mystère. Il suffit d’observer pour s’en rendre compte. Gilles Lipovetsky dans L’Ere du Vide l’a très bien vu. L’indifférence généralisée de la postmodernité implique le nivellement de la culture et la tendance constante à tout ramener à la rigolade. Le fait est qu’aujourd’hui le comique occupe dans les médias une position intouchable lui confère une puissance inégalée jusque là. Qu’il peut parfois exploiter dans la vulgarité, la grossièreté, la veulerie et l’obscène. Le comique provoque le rire, mais le rire peut être jaune : ce qui veut dire qu’il laisse un certain malaise. Le propos de certaines blagues discriminatoires, racistes, ou sexistes, s’il était formulé dans des propositions claires, serait perçu immédiatement comme malsain.

    Une brève de Coluche : « les vieux, on devrait les supprimer… pendant qu’ils sont encore jeunes ». Le début est violent, mais la fin est très paradoxale car elle détruit le début.

    ------------------------------C’est une pratique courante assez inquiétante que l’expression de la négativité dans le rire, car enveloppé dans l’humour, on peut placer n’importe quoi. D’où la contradiction qui fait que le rire peut être nerveux, de l’ordre d’un spasme qui secoue le corps, sans que l’esprit y coopère vraiment. Comme spasme, le rire nerveux rejoint le rire du fou, le rire qui devient délire d’une pensée incontrôlée, débordée par des tendances inconscientes.

     2) Bergson soutient que le rire implique une « complicité avec d’autres rieurs, réels ou imaginaires ». Qu’est-ce que cela signifie ? Le rire se développe dans un contexte «social », autant que « culturel ». Tout d’abord, beaucoup d’effets comiques sont intraduisibles d’une société à l’autre, parce que « relatifs par conséquent aux mœurs et aux idées d’une société particulière ». Mais nous rions surtout de la condition humaine, et souvent de la rigidité sociale d’un personnage aisément identifiable. Il faut insister sur ces deux mots.

Ce qui se déroule dans un mouvement fluide, gracieux, élégant coule avec le mouvement de la vie et n’est pas drôle. Un mouvement souple et régulier se développe sans heurt. Un homme qui est pleinement présent à ce qu’il fait est toujours dans un mouvement fluide parce que son attention est pleinement au présent. Nous pourrions appeler un mouvement fluide un geste. Un léopard qui marche lentement est totalement présent dans son mouvement. L’écoulement fondamental de la Vie dans le Temps, Bergson l’appelle la Durée. Ce qui coïncide avec élégance avec le mouvement de la Durée ne peut prêter à rire, c’est tout simplement gracieux et naturel. Mais voilà que notre homme manque d’attention : il est perdu dans ses réflexions, sa démarche devient rigide et il loupe la marche du trottoir. Pof ! La pizza se retrouve par terre. C’est drôle ! S’il avait été présent, il aurait contourné l’obstacle avec élégance et nous n’aurions pas rit.

Et nous y voilà : pour Bergson, le rire c’est du mécanique plaqué sur le vivant. Dans toutes le situations de la vie dans lesquelles se manifeste une rigidité mentale, il y a en puissance (R) un ressort comique. Nous tenons là un principe et un procédé, avec lequel peut fabriquer des milliers d’effets comiques. C’est par exemple le principe de la farce. C’est le clown qui discute avec son voisin et se prend un poteau, qui s’assoie ensuite sur une chaise trafiquée et se retrouve par terre, qui trempe la plume dans un encrier et le ressort plein de colle etc. La mécanique de l’habitude porte le mouvement dans une direction mais sans la spontanéité vivante, donc dans la fixité de pensée, et dans ce décalage avec la vie, l’attention du sujet s’absente et hop ! C’est le gag. Pour faire rire un enfant, c’est très facile. On mime une action connue et hop ! on introduit un raté… et le petit s’esclaffe ! L’enfant sait parfaitement ce qu’est un mouvement vivant et spontané, car c’est ce qu’il vit, il est très sensible au décalage de la rigidité.

Un homme qui marche de manière souple, à pas de danseur, ne fait pas rire, par contre, s’il a l’allure d’un pantin désarticulé il va être drôle. Bergson ne pouvait pas soupçonner toutes les ressources que le cinéma allait offrir dans l’exploitation de ce filon. Il aurait sûrement adoré Le Dictateur de Charlie Chaplin où le personnage central s’agite frénétiquement et nous fait rire. Voyez à quel point Charlot utilise la rigidité dans La ruée vers l’or. Nous pourrions ajouter des dizaines d’exemples. (texte) Dès l’instant où un homme contredit la loi de la Durée, qui est celle de la perpétuelle nouveauté vivante, pour se figer dans des répétitions, il porte à rire. « Pourquoi ? Parce que j’ai devant moi une mécanique qui fonctionne automatiquement. Ce n’est plus de la vie, c’est de l’automatisme installé dans la vie et imitant la vie. C’est du comique ». Or on peut dire que la rigidité est déjà dans le concept même du personnage. Il suffit qu’une personne prenne la pose du vaniteux, du distrait, du macho, de l’arriviste, du timide, de l’avare, du blond (!), de l’idiote, de la punk, de la mère poule, de starlette de casino etc. en forçant l’effet, on obtient un personnage comique. Forcer l’effet veut dire accentuer les traits jusqu’à la rigidité mécanique. Bergson dit que c’est précisément ce qui explique pourquoi les comédies sont très souvent le nom d’un caractère : L’avare, Les Précieuses ridicules, au cinéma Le Distrait de Pierre Étaix. Inversement les tragédies se mettent souvent sous un nom propre. Hamlet. Richard III, Othello. Un personnage tragique est par nature complexe. On ne peut le ramener à une seule facette. Un personnage comique est simplifié dans un trait qui vise la caricature. Dans le langage de la jeunesse d’aujourd’hui, on dira que le personnage comique, il « est vraiment trop !» dans son genre. Trop peureux, trop inquiet, trop gay, trop râleur, trop excité etc.

    Que nous ayons affaire à un personnage implique un type social qui doit être identifiable. Le plus souvent, c’est un caractère humain qui dans le mime peut faire rire partout. Parfois, c’est un type qui ne prend son sens que dans une culture donnée, l’humour devenant assez peu accessible à celui qui ne connaît pas les codes. Dans le comique, ce serait alors comme si la communauté humaine se voyait dans sa diversité typique et se gondolait de rire dans ce spectacle. le rire est tissé d’une connivence et il est communicatif. On y reconnaît quelques travers chez nos proches et parfois… on se reconnaît soi-même !

B. Les formes du comique

    --------------------- L'accès à totalité de la leçon est protégé. Cliquer sur ce lien pour obtenir le dossier

   

 

Vos commentaires

Questions :

1.       Peut-il réellement y avoir un rire sadique, ou faut-il plutôt parler de rictus ? (cf. le joker de Batman !)

2.       En quel sens le rire peut-il être blessant ?

3.       Comment expliqueriez-vous l’exemple rapporté par Jung de cette femme qui dans son rêve entre dans une étable alors qu’elle s’attendait à entrer dans une réception mondaine ?

4.       Y a-t-il des sujets dont on ne devrait pas rire ?

5.       Si le bonheur peut parfois nous visiter quand on s’y attend le moins, faut-il en dire autant du rire ?

6.       Peut-on, sans le trahir, ramener le rire à un spasme physiologique ?

7.       7. Pourquoi y a-t-il un usage si fréquent de la sexualité dans l’humour ?

 

   ,© Philosophie et spiritualité, 2008, Serge Carfantan,
Accueil. Télécharger. Notions.


Le site Philosophie et spiritualité autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous devez mentionner vos sources en donnant le nom de l'auteur et celui du livre en dessous du titre. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version définitive, vous obtiendrez le dossier complet qui a servi à la préparation de la leçon.