Leçon 148.      La pensée économique      pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

    Par définition, l’économie  est une science humaine en charge de fournir une représentation cohérente des fonctions qui assurent en société la production, la distribution et la consommation des richesses, et cela, disions-nous, dans une visée globale qui est celle de la prospérité.

    Cette définition est très large. Elle ne précise pas la relation entre l’économie et les différentes sciences humaines à caractère social. Elle risque aussi de laisser croire que la valeur sociale est avant tout une valeur économique.  Une définition trop générale nuit à la rigueur. Si toute science porte sur un ordre de faits, il faut encore que cet ordre de faits soit précis. Certes, l’économie a son domaine privilégié, celui des faits économiques, comme l’histoire s’attribue l’étude des faits historiques, ou la sociologie celle des faits sociaux etc.  mais elle doit aussi  limiter son propos pour élaborer ses méthodes spécifiques. De fait, elle trace la frontière de son domaine avec le seul outil qui lui soit propre, la monnaie. Ainsi, nous pouvons dire sans hésitation qu’est objet de science économique tout ce qui se paye. La formulation du bien-être humain selon l’économie est nécessairement  celle du bien-avoir. Penser « économiquement », c’est interpréter le bien-être comme un bien-avoir.

    Dans quelle mesure l’économie peut-elle penser son domaine propre avec une rigueur objective ? Le bien-être et la valeur ne prenne un sens qu’à l’intérieur d’une représentation subjective. N’est-ce pas en définitive une illusion que de penser que l’économie, à elle seule ,puisse assurer l’existence d’une valeur économique objective ? En 1974, dans Le Bonheur en plus,  François de Closet, écrivait : « L’illusion technique est entretenue par une illusion plus générale : l’illusion économique. La première dénature la technologie, la seconde l’économie politique». Nous avons effectivement vu que la pensée technique colporte une illusion totalisante, quoique redoutablement efficace. Faut-il réitérer le même raisonnement au sujet de la pensée économique ?

    Les observateurs de notre temps ont remarqué que l’accès à la postmodernité revenait à dire que nous vivons une époque où l’économie a pris la place de la politique. Pourquoi ce privilège ? Est-ce en raison des progrès de la science économique ? Comment se fait-il que la pensée économique occupe tant de place dans nos discours ? Pourquoi en sommes-nous venu à penser que tous les problèmes dont notre société souffre sont économiques ? N’est-ce pas un privilège abusif ? Quels sont, en toute rigueur, le contenu et la portée de la pensée économique ?

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A. Le paradigme classique de l’économie

    Nous savons qu’une science ne se développe pas dans un processus cumulatif, en additionnant les savoirs qu’elle obtient les uns avec les autres. Ce qui fait son dynamisme, la fécondité de ses vues, la richesse de ses développements, tient à l’innovation des modèles théoriques. Ceux-ci, acceptés au sein d’un corps de spécialistes, constituent ce que Kuhn appelle des paradigmes. Un paradigme est associé à un nom (ici celui de Jean Baptiste Say, d'Adam Smith, de Karl Marx, de John Maynard Keynes,  etc.) et il permet de structurer un enseignement officiel, ce que Kuhn appelle « science normale ». Le terme que nous devrions employer est « science économique orthodoxe », que l’on oppose aux théories non-admises, concurrentes ou non-orthodoxes. Nous avons affaire en économie à une représentation de la nature de l’échange. Essayons, dans un premier temps, de comprendre en quoi consiste le paradigme classique de l’économie.

    1) Nous admettons communément que l’économie est la science de la production, de la répartition et de la consommation des ressources en vue de satisfaire les besoins de l’homme. Le terme économique nous renseigne sur la finalité première de l’économie. Il vient du grec oikos qui signifie maison. Le terme de nomos, dans d’autres contextes, serait entendu comme loi, ici il se comprend comme « administrer ». En clair, l’économie serait l’art de bien administrer une maison, donc d’abord de gérer intelligemment les biens d'un particulier. La maison n’existe que dans l’ensemble du village, puis en cercles grandissants, dans la circonscription, la région et l'État, puis dans le contexte des relations entre les États. L’idée de gestion demeure valide et elle implique donc l’administration des échanges humains à caractère politique (appartenant à la polis, la Cité). (cf. Platon texte)

     Cette définition est en fait réduite dans les hypothèses de l’économie classique issue de la Modernité. L’économie n’est pas un « art », ni un « art de vivre », ce qui serait naturellement pris en compte dans l’essence des termes grecs. Sa finalité est celle de toute science, délivrer un système cohérent d’explications, et ici d’explications du fonctionnement de l’échange. Cette représentation doit être indépendante des choix de ceux qui prennent des décisions sur le terrain économique. Ensuite, même si on peut à la rigueur parler d’économie « domestique », la nature de l’échange est dans l’économie classique précisée à une échelle qui est d’abord celle des transactions opérées par des citoyens à l’intérieur d’un l’État. Adam Smith titre « Considérations sur la Richesse des Nations ». De même que pendant des siècles l’histoire a été uniquement une histoire politique, l’économie est de fait une économie politique.

    La question qui se pose ensuite est de savoir qu’est-ce qu’un échange ? et qu’est-ce qu’un échange marchand ? L’économie n’a certainement pas inventé l’échange. C’est un phénomène naturel que nous rencontrons de manière exemplaire dans le vivant. Tout vivant échange avec son milieu en respirant, en absorbant et en rejetant des substances. La vie se maintient dans un changement incessant par lequel elle se construit. Même la mort est un processus d’échange. L’échange suppose une circulation constante et même une circulation récurrente sous la forme de cycles. Rien de vivant ne saurait exister sans la dynamique infinie de l’échange. Dans la vie, l’intérêt de l’échange  est l’échange lui-même et rien d’autre, car l’échange est le processus vivant par excellence. Mais l’économie classique ne prend pas en compte cette dimension systémique, écologique de l’échange.

    L’économie classique restreint le concept de l’échange à celui qui est passé entre deux personnes trouvant un avantage à effectuer une transaction. On supposera que A possède un bien x et que B possède un bien différent y et que chacun d’eux a besoin de ce que l’autre possède. A et B trouvent donc un intérêt à échanger. Le but de l’échange n’est pas l’échange lui-même, mais son objet comme contenu de l’échange. Vue de cette manière, l’échange se résume a une tractation entre les parties en présence, tractation dans laquelle chacun défendra son intérêt propre. L’économie classique assimile la tractation à une lutte entre des intérêts différents et les parti-prenantes de l’échange à des protagonistes. (cf. Albert Jacquard texte) Elle montre que pour que l’échange ait effectivement lieu, il faut nécessairement que des règles soient acceptées. Il faut voir l’échange de l’extérieur, du point de vue d’un observateur scientifique. Il semble alors que l’on ait affaire à un système comportant des lois. Ce sont ces lois qu’il va falloir expliquer, préciser et modéliser. Ce qui mettra alors l’économie sur le même plan que la physique et en fera, selon une formule d’Auguste Comte, une « science positive ». Prenons une comparaison. En thermodynamique, un physicien aura, par exemple, à rendre compte des  fluctuations d’un gaz mis sous pression. Ce qui l’intéressera, c’est le comportement des particules, leurs changements d’état quand la température est abaissée vers le zéro absolu.  Il devrait y avoir des régularités quantifiables et des lois qui rendent comptent de ce que l’on trouve dans l’observation. On supposera qu’il en est de même en économie à l’égard du comportement de ces acteurs que sont les êtres humains dans le système social. g) Les seules caractéristiques qui méritent d’être retenues ce sont les quantités échangées. A et B se sont mis d’accord. La paire de sandales reçue par A vaudra les trois paniers de légumes reçus par B. Il y a un nombre établi sur le marché. Inséparable des nombres, naît ainsi le concept de valeur économique, dans l’essai de formalisation et de quantification de l’échange que représente l’économie. L’économie, disposant de paramètres mesurables, est à même de se doter d’instruments mathématiques .... (texte)

    2) Mais d’où vient la valeur ? On suppose que chaque bien possède pour l’individu qui le désire une valeur. Pour Adam Smith, la valeur d’un bien est essentiellement liée à son coût de production et enveloppe la quantité d’heures de travail qui a été nécessaire pour le produire. Si x demande trois fois plus de travail que y, x doit valoir trois fois plus, ce qui veut dire que son prix est triple. Nous savons que le concept de valeur est polysémique. Il ne peut être conservé tel quel dans l’analyse économique. Par contre, le prix a un sens précis auquel nous sommes par avance habitués dans une société de consommation. Le prix d’un bien correspond à un certain nombre d’unités de la monnaie nécessaire pour l’obtenir. Il n’en reste pas moins que la distinction entre valeur et prix reste tout de même assez floue. Le prix Nobel d’économie Maurice Allais donne dans ses Leçons un éclaircissement sous la forme d’une métaphore : « la valeur est au prix ce que la chaleur est à la température ». La valeur comportera toujours une dimension subjective, de toute la subjectivité impliquée dans le désir. Le prix objective la valeur dans un nombre. Cela ne devrait en rien nous surprendre, puisqu’il appartient à toute science d’objectiver ce sur quoi elle porte. Ce faisant, l’économie ne conserve donc qu’une seule qualité de la valeur, celle qui définit précisément la valeur marchande. Une chose, prise en elle-même, n’a pas vraiment de valeur en soi, elle n’en prend, explique Spinoza, que lorsqu’elle devient désirable. C’est la conscience du sujet qui est au fondement de la valeur. Il est nécessaire qu’il y ait au moins une personne qui considère qu’une chose peut être source de satisfaction, pour que celle-ci prenne une valeur. Cependant, nous pouvons trouver une infinité de sources de satisfactions et toutes ne peuvent être prises en compte dans l’évaluation économique. Un coucher de soleil magnifique, l’air vivifiant d’une journée fraîche d’automne, le sourire d’un inconnu croisé dans la rue, apportent aussi une satisfaction. De ce type de valeur, on ne peut rien faire en économie. Aussi faut-il commencer par ne considérer la valeur marchande uniquement dans des choses désirables et rares. Ce à quoi l’homme peut accéder sans aucune restriction est dépourvu de valeur économique. Ce n’est pas tout. Il est nécessaire en économie de matérialiser l’échange pour ne prendre en compte que les choses qui peuvent être apportées par l’un et reçues par l’autre, afin d’être échangées. Cela suppose nécessairement la propriété de la chose. Nous pouvons échanger un sourire complice, mais il n’a pas de valeur, car il n’est la propriété de personne. De même pour l’air que nous respirons. A partir du moment où une chose, un service, peut être apporté dans l’échange, ...il peut y avoir effectivement échange marchand.

    ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------ds, un volume et une densité. Ses caractéristiques lui appartiennent en propre et la distingue nettement d’une autre vis. Mais son prix lui n’a lui rien à voir avec une qualité intrinsèque ! (12) Le prix dépend de facteurs externes qui sont ceux du marché. C’est sur le marché que se rencontrent le jeu de l’offre et de la demande. C’est là que A, B, C apportent ce qu’ils possèdent, afin de le céder à des conditions satisfaisantes. Pour citer encore Maurice Allais : « Le prix n’est pas une quantité inhérente à une chose, comme son poids, son volume ou sa densité. C’est une qualité qui lui vient de l’extérieur et qui dépend de l’ensemble des caractéristiques psychologiques et techniques de l’économie ». C’est là que le sens commun a besoin d’être éclairé. En apparence, sur les étalages, le prix c’est le prix ! Un nombre dans une monnaie, c’est une quantité objective. Cependant, son évaluation échappe à l‘entendement ordinaire, car le prix d’un bien dépend des variations complexes des transactions opérées sur le marché,  l’économie montrant que celles-ci n’ont finalement de sens que rapportées à l’ensemble des prix.

    Et c’est là que l’économiste campe sur son véritable terrain, l’étude du marché. Évaluer le prix à sa source, sous la forme de son coût de production paraît idéal. Cela pourrait être une description fonctionnelle à une échelle très locale, dans une relation très serrée entre ceux qui produisent des objets et ceux qui les utilisent. Seulement la réalité est bien différente, car elle nous oblige à prendre en compte les contraintes du marché. Albert Jacquard donne un exemple très éloquent : comment se fait-il que l’on puisse augmenter la valeur d’une récolte en détruisant une partie de celle-ci ? On sait que les compagnies marchandes qui colportaient en Europe des épices faisaient parfois détruire une partie de leurs cargaisons pour améliorer leurs profits. En effet, si l’offre est réduite, les prix montent et il vaudra mieux écouler 100 kilos à 1000 que deux ceux à 400, la différence joue directement sur la rareté. En informatique par exemple, il y a eu beaucoup de trafics à propos de la mémoire vive, qui ont joué sur l’inadéquation de l’offre par rapport à la demande. Un autre exemple donné par Albert Jacquard : « ce mécanisme est bien connu des producteurs de café d’aujourd’hui : ils préfèrent le brûler dans les locomotives que de laisser les cours s’effondrer » ! (texte)

   

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     © Philosophie et spiritualité, 2006, Serge Carfantan,
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