Lecon 262.    La subversion du langage    pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon  

    Nous avons vu que pour Saussure, les signes sont arbitraires par rapport � ce qu�ils d�signent. La relation entre un signifiant et un signifi� est affaire de convention. Mais attention, il ne faut surtout pas prendre la formule au pied de la lettre. Dans l�usage empirique de la langue au sein de la communication il n�y a pas de libert� et il ne peut y avoir d�arbitraire. Les mots dont nous nous servons pour �changer reposent dans leur signification sur une convention que nous ne pouvons modifier une fois qu�elle est adopt�e, une convention li�e � notre appartenance � une collectivit� linguistique. Individuellement, nous ne pouvons que couler notre pens�e dans la langue et non en modifier les �l�ments ou la structure. Si je me mets � remplacer � porte � par � chien �, ou � voiture � par � cl� �, � arbre � par � d�put� � etc. pour tout le vocabulaire, idem si je change la syntaxe, la communication ne sera plus possible. D�o� un quiproquo int�gral et une incompr�hension compl�te. De l� suit que pour maintenir une communication entre les hommes, nous devons garder un grand respect de la langue. Nous devons m�me prendre soin de la langue qui nous permet de nous exprimer en direction d�autrui.

    Subvertir, c�est retourner, inverser, renverser, subvertir le langage veut dire : inverser, renverser, retourner le sens. Maltraiter les mots pour leur faire dire ce qu�ils ne disent pas, ou � la limite le contraire de ce qu�ils disent. Se servir de la phrase de telle mani�re qu�elle retourne compl�tement le sens qu�elle devrait v�hiculer. En contradiction directe avec la communication.

    Est-ce possible ? Si oui, est-ce sans cons�quence ?  Faut-il craindre une subversion du langage ? Y a-t-il, dans langage corrompu, tordu ou malmen�  un effet d�structurant la pens�e ? Comment pourrai-je avoir une pens�e claire et distincte si ma langue est obscure et confuse ? Ou bien, peut-on consid�rer que la subversion n�est qu�un jeu sans grande importance ? � Juste des mots �.  Certains diront que peut importe apr�s tout, le langage, c�est un ph�nom�ne social, comme la morale, la mode ou la politesse. On peut se servir du langage comme bon nous semble, il � �volue �, il change au gr� des �poques, il est fait d�inventions. Ce qui compte ce n�est pas la l�g�ret� des paroles qui partent dans tout les sens, c�est surtout ce que les hommes font, pas ce qu�ils disent. D�autres r�torqueront que justement ce relativisme de fa�ade est la meilleure mani�re de dissimuler une �norme confusion mentale et de manipuler l��tre humain � son insu.

*  *
*

 

A. Position du problème, Orwell 1984

    Platon disait dans La R�publique que � la perversion de la cit� commence par la fraude des mots �. La question de la subversion du langage s�inscrit d�abord dans la relation politique, exactement au sens o� Aristote, son disciple, dit que la soci�t� humaine, la polis, � la diff�rence des soci�t�s animales, est structur�e dans le langage. Que le langage se pervertisse dans la Cit�, et c�est toute la sociabilit� qui est d�structur�e. Sur cette question rien ne vaut le d�tour par la contre-utopie gla�ante d�Orwell, 1984. Relisons un extrait :

    1) � Voil� tout juste l�homme que je cherchais �, dit une voix derri�re Winston. 

 Celui-ci se retourna. C��tait son ami Syme, qui travaillait au Service des Recherches. Peut-�tre � ami � n��tait-il pas tout � fait le mot juste. On n�avait pas d�amis, � l�heure actuelle, on avait des camarades. Mais il y avait des camarades dont la soci�t� �tait plus agr�able que celle des autres. Syme �tait un philologue, un sp�cialiste en novlangue. � la v�rit�, il �tait un des membres de l��norme �quipe d�experts occup�s alors � compiler la onzi�me �dition du dictionnaire novlangue. C��tait un gar�on minuscule, plus petit que Winston, aux cheveux noirs, aux yeux grands et globuleux, tristes et ironiques � la fois. Il paraissait scruter de pr�s, en parlant, le visage de ceux � qui il s�adressait. 

 ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

 � C�est un succ�dan� tout � fait insuffisant, dit Syme. 

 Ses yeux moqueurs d�visageaient Winston. � Je vous connais, semblaient-ils dire. Je vous perce � jour. Je sais parfaitement pourquoi vous n��tes pas all� voir ces prisonniers. � 

     Intellectuellement, Syme �tait d�une orthodoxie venimeuse. Il pouvait parler, avec une d�sagr�able jubilation satisfaite, des raids d�h�licopt�res sur les villages ennemis, des proc�s et des confessions des criminels de la pens�e, des ex�cutions dans les caves du minist�re de l�Amour. Pour avoir avec lui une conversation agr�able, il fallait avant tout l��loigner de tels sujets et le pousser, si possible, � parler de la technicit� du novlangue, mati�re dans laquelle il faisait autorit� et se montrait int�ressant. Winston tourna l�g�rement la t�te pour �viter le regard scrutateur des grands yeux sombres. 

 � C��tait une belle pendaison, dit Syme, qui revoyait le spectacle. Mais je trouve qu�on l�a g�ch�e en attachant les pieds. J�aime les voir frapper du pied. J�aime surtout, � la fin, voir la langue se projeter toute droite et bleue, d�un bleu �clatant. Ce sont ces d�tails-l� qui m�attirent. 

 � Aux suivants, s�il vous pla�t ! glapit la � prol�taire � en tablier bleu qui tenait une louche. 

    Winston et Syme pass�rent leurs plateaux sous le grillage. Sur chacun furent rapidement amoncel�s les �l�ments du d�jeuner r�glementaire : un petit bol en m�tal plein d�un rago�t d�un gris ros�tre, un quignon de pain, un carr� de fromage, une timbale de caf� de la Victoire, sans lait, et une tablette de saccharine. 

 � ----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

 Au nom de Big Brother, une sorte d�ardeur froide flotta sur le visage de Winston. Syme, n�anmoins, per�ut imm�diatement un certain manque d�enthousiasme. 

 � Vous n�appr�ciez pas r�ellement le novlangue, Winston, dit-il presque tristement. M�me quand vous �crivez, vous pensez en ancilangue. J�ai lu quelques-uns des articles que vous �crivez parfois dans le Times. Ils sont assez bons, mais ce sont des traductions. Au fond, vous auriez pr�f�r� rester fid�le � l�ancien langage, � son impr�cision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beaut� qu�il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque ann�e ? 

 Winston l�ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l�esp�rait, car il n�osait se risquer � parler. 

 Syme prit une autre bouch�e de pain noir, la m�cha rapidement et continua : 

 � Ne voyez-vous pas que le v�ritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pens�e ? � la fin, nous rendrons litt�ralement impossible le crime par la pens�e car il n�y aura plus de mots pour l�exprimer. Tous les concepts n�cessaires seront exprim�s chacun exactement par un seul mot dont le sens sera d�limit�. Toutes les significations subsidiaires seront supprim�es et oubli�es. D�j�, dans la onzi�me �dition, nous ne sommes pas loin de ce r�sultat. Mais le processus continuera encore longtemps apr�s que vous et moi nous serons morts. Chaque ann�e, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n�y a plus, d�s maintenant, c�est certain, d�excuse ou de raison au crime par la pens�e. C�est simplement une question de discipline personnelle, de ma�trise de soi-m�me. Mais m�me cette discipline sera inutile en fin de compte. La R�volution sera compl�te quand le langage sera parfait. Le novlangue est l�angsoc et l�angsoc est le novlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arriv� de penser, Winston, qu�en l�ann�e 2050, au plus tard, il n�y aura pas un seul �tre humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ? 

 � Sauf..., commen�a Winston avec un accent dubitatif, mais il s�interrompit. 

 Il avait sur le bout de la langue les mots : � Sauf les prol�taires �, mais il se ma�trisa. Il n��tait pas absolument certain que cette remarque f�t tout � fait orthodoxe. Syme, cependant, avait devin� ce qu�il allait dire. 

� Les prol�taires ne sont pas des �tres humains, dit-il n�gligemment. Vers 2050, plus t�t probablement, toute connaissance de l�ancienne langue aura disparu

_______________________________________________.

    2) La (ou le) novlangue est l'ultime moyen de coercition des esprits d�un r�gime totalitaire. Une police s�exer�ant non pas sur des citoyens pour surveiller leurs comportements, mais une police de la pens�e. Nous l�avons montr� abondamment, en amont de nos comportements, il y a nos croyances, nos croyances reposent sur des repr�sentations de ce qui devrait �tre et bien s�r, ce sont des pens�es formul�es dans un langage. La pens�e certes nous appartient, mais le langage nous est commun et c�est par lui que nous gagnons une culture. Si notre comp�tence linguistique est r�duite, notre vocabulaire limit�, nous ne pouvons pas formuler en direction d�autrui des oppositions nettes, des nuances, des subtilit�s, bref, des distinctions conceptuelles, car nous n�avons pas les mots pour le dire. La limite extr�me de l�indigence de la pens�e serait l�abruti qui ne prof�re que des onomatop�es proches du grognement de l�animal. L�enfant sauvage. Dans le monde carc�ral d�Orwell non seulement n�importe qui peut �tre d�nonc� pour crimepens�e, rien qu�� ses plis du visage, rien qu�� un sourire, mais le Parti entreprend de rendre impossible le crimepens�e en nivelant le langage. Il s�agit de conformer le citoyen selon l�orthodoxie voulue par le Parti, et c�est dit clairement : � Orthodoxie signifie non-pensant, qui n�a pas besoin de pens�e, l�orthodoxie, c�est l�inconscience �. �. Dans un monde enti�rement asservi � une id�ologie totalitaire, le conformisme int�gral sera la non-pens�e.

    Il s�agit donc de produire un conditionnement par la manipulation du langage dont l�esprit se sert pour s�exprimer par concepts. Conform�ment au paradigme actuel de la linguistique, la pens�e est enferm�e dans les mots, r�duire les mots �quivaut donc � r�duire la capacit� � se repr�senter le r�el par concepts, il faut donc tailler le dictionnaire jusqu�� l�os pour �liminer toute la complexit� de la Vie, simplifier tellement le langage que la pens�e deviendra simpliste. Les g�n�rations nouvelles seront format�es mentalement dans un langage r�duit et ne comprendront plus un tra�tre mot de l�ancilangue, de la littérature. � Vers 2050, plus t�t probablement, toute connaissance de l�ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du pass� aura �t� d�truite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n�existeront plus qu�en versions novlangue. Ils ne seront pas chang�s simplement en quelque chose de diff�rent, ils seront chang�s en quelque chose qui sera le contraire de ce qu�ils �taient jusque-l�. � La litt�rature lib�rait la pens�e, la traduction en novlangue tuera la pens�e en vidant le texte de toute intuition, car pour que toute la

 ----------------------------------------- Cliquer sur ce lien pour obtenir le dossier

Vos commentaires

Questions:

 

 

 

     Philosophie et spiritualité, 2015, Serge Carfantan,
Accueil. Télécharger. Notions.


Le site Philosophie et spiritualit� autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous devez mentionner vos sources en donnant le nom de l'auteur et celui du livre en dessous du titre. Rappel : la version HTML n'est qu'un brouillon. Demandez par mail la version d�finitive, vous obtiendrez le dossier complet qui a servi à la préparation de la le�on.