Leçon 204.      La déconstruction du monde        pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

    En 1995 Pierre Thuillier publiait La Grande Implosion. Donc bien avant le krach financier de 2007. Livre étrange dans sa présentation aux allures de science fiction, alors qu’il s’agit en fait d’un essai. Le narrateur est le porte-parole un groupe d’étude instauré en 2077 qui s’est penché sur la fin tragique de la civilisation occidentale qui se serait produite dans le cours des années 2000 ! Le texte se présente (c’est le sous-titre) comme un « rapport sur l’effondrement de l’Occident ». La plume est leste, l’exposé clair et très fluide et il faut dire que la distance temporelle prise par le récit est très efficace. Dans l’introduction, le « professeur Dupin » explique que les occidentaux avaient été avertis de ce qui allait se produire par toutes sortes de messagers, de « lanceurs d’alerte », comme on dit aujourd’hui, mais qu’ils n’ont pas su écouter.

    La Grande Implosion fait partie de ces livres incontournables qui sonnent comme un avertissement prémonitoire. A bon entendeur salut ! (texte) Dirions-nous. Le propos se résumerait dans une question : comment en sommes-nous arrivés là ? Pour le dire autrement, problème : Pouvons-nous décrire l’effondrement d’une civilisation quand nous en sommes partie prenante ? Pouvons-nous en toute clarté discerner les processus qui conduisent un monde, depuis la crise vers la catastrophe ? Il y a toujours eu dans le long couloir du temps des esprits visionnaires. Nous ne pouvons pas dire que nous ne sommes pas informés, ni avertis. En revanche, ce qui fait problème c’est que nous ne partageons pas cette information ni ces avertissements. Ceux qui ont vu venir les événements ne sont écoutés que par un public très clairsemé.

    Essayons donc de partager davantage. Cette leçon se situe dans le prolongement de deux leçons précédentes : La fin de l'Histoire, et Un Monde en crise. Nous avons parlé de Pierre Thuillier épistémologue, nous voudrions ici rendre un hommage à Pierre Thuillier comme visionnaire. Si cette leçon pouvait inciter quelques-uns à lire La Grande Implosion, ce serait magnifique !  C’est un livre brillant et accessible, qui mérite d’être mis entre toutes les mains.

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A. Le délabrement de l’Occident

    « Pourquoi les Occidentaux n’avaient-ils pas vu venir la catastrophe ? Pourquoi avaient-ils méprisé les avertissements ? Était-il donc fatal que le monde dit civilisé tombât dans une telle torpeur spirituelle à la fin du XX e siècle et finît par se donner la mort… C’est à répondre à cet ensemble de questions, déroutantes à bien des égards, que notre Groupe de recherche sur la fin de la culture occidentale s’est attelé quatre années durant. Et ce n’est pas sans émotion que nous le livrons au public, près d’un siècle après l’issue fatale.
Juillet 2081».  

    1) Comme annonce ce n’est pas banal. Mais pourquoi le terme implosion ? On dit qu’un téléviseur cathodique implose parce que si le verre est cassé, le vide interne aspire tous les morceaux. Une explosion est le processus opposé, le mouvement allant de l’intérieur vers l’extérieur dans un éclatement de débris. Il y a un mot anglais qui dit très bien implosion : collapse. C’est l’idée d’un édifice qui s’effondre sur lui-même, s’écroule. Comme les tours du World Trade Center. L’implosion suppose qu’une fissure se produise et ensuite un écrasement de la structure sur elle-même. Pierre Thuillier insiste, il y tient à ce mot implosion. Donc si nous disons l’implosion de la civilisation occidentale, nous signifions par là qu’elle va s’écraser sur elle-même en voyant s’effondrer sa structure, c’est-à-dire ce qui la soutenait jusque là. La structure s’est fissurée peut-être à plusieurs endroits et à un moment, inévitablement, c’est tout l’édifice qui s’est écroulé. Un peu comme sous les glaces, quand l’eau s’écoule, un bloc va craquer, car il est miné de l’intérieur. Mais il en s’agit pas  ici d’une catastrophe naturelle, mais de l’issue fatale d’une catastrophe humaine dans ce qu’il peut justement y avoir d’artificiel dans toute construction humaine, y compris celle de la culture. « Je crois vraiment au terme d'implosion. D'ailleurs je ne suis pas le seul. Ce ne sera même pas un acte révolutionnaire. Ce sera un affaissement, comme si le système s'était vidé de l'intérieur. J'ai vraiment l'idée de quelque chose qui implose, avec de la violence puisque je parle de destruction, de paysans qui empêchent les gens de se nourrir, de l'ÉNA et de l'École polytechnique qui sautent, avec les banques, les préfectures, etc." (texte)

    Alors, sur quoi repose le système ? Quelle est cette structure qui, s’évidant, doit l’amener à l’implosion ? Il faut lire attentivement le premier chapitre intitulé Réflexions préliminaires pour le comprendre. Il s’agit d’entrée de jeu de ressaisir « l’histoire spirituelle de l’Occident. Qu’était-ce donc que « la culture occidentale moderne» ? Quand et comment était-elle née ? Sur quels choix, sur quels principes s’était-elle fondée ? Pourquoi s’était-elle lentement délabrée ?» La « culture occidentale moderne » est une culture parmi d’autres, elle repose sur des constructions mentales : des mythes culturels, des idées-forces ; des choix décisifs que Michel Henry, l’auteur de La Barbarie, désignait comme des événements Archi-fondateurs. Nous ne devons pas être naïfs au point de penser qu’une culture est éternelle. Cela n’a jamais eu lieu dans l’Histoire. Et puis cela contredirait un fait majeur, dans le cours du Devenir, toute forme qui apparaît, se maintient, puis finit par disparaître, remplacée par une autre. Cependant, nous avons besoin ici d’un fil conducteur plus précis pour mieux cerner le devenir d’une culture. Il est donné p. 16 : « Toute culture naît de certains choix et pour le meilleur et pour le pire, va jusqu’au bout de ces choix ».

    ---------------Il appartient au travail des historiens de tenter de décrire les changements d’orientation décisifs qui ont tracé la forme du devenir dans lequel notre culture s’est engagée ; il revient aux philosophes, aux essayistes, d’avoir la lucidité nécessaire pour discerner « des pièges, des tensions, de graves dysfonctionnements, des menaces précises » dans la trajectoire de l’Histoire et qui risquent de précipiter une culture vers sa fin. Encore faudrait-il qu’ils soient écoutés. Malheureusement c’est toujours au moment où survient une catastrophe que l’on se rend compte qu’auparavant il n’avait pas manqué d’esprits brillants pour donner des avertissements nets et sans ambiguïtés. Il y a toujours eu des vigiles de l’esprit dans toutes les grandes civilisations. Toutefois, c’est aussi une règle, il semble que la fin d’une civilisation se consomme dans une sorte d’ébriété  qui confine à un aveuglement complet. « A en juger par les nombreux documents qui nous sont parvenus, l’Occident disposait de toutes les informations, de toutes les connaissances, de tous les moyens d’action qui (en principe) lui auraient permis de réagir et d’assurer sa survie. Pourquoi s’est-il entêté à suivre une voie qui, très évidemment, menait au pire ? ». « Personne… n’imaginait que le système pût bientôt s’effondrer… Les Occidentaux demeuraient

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     2) Maintenant, que veut dire la fin de la culture occidentale ? C’est le mot culture qui indique l’essence. La fin veut dire la décomposition progressive en tant que culture de sorte qu’au cours du temps il reste bien quelque chose qui se perpétue, une forme, mais elle s’évide peu à peu. Nous ne parlons pas de millénarisme, d’un événement  catastrophique qui devrait survenir et il ne s’agit pas non plus de prophétiser. Il s’agit, en remontant dans le temps, de tracer le sillage d’une décomposition. Or celle-ci devait avoir commencé bien avant la Grande Implosion. Mais cette putréfaction interne ne peut être visible que dans une complète lucidité. Pour mettre les points sur les i : « Les Occidentaux des années 1980 ou 1990… étaient en réalité dépourvus de toute culture ». Oh cela ne veut certainement pas dire qu’ils ne produisaient plus rien ! Au contraire. On produisait même beaucoup, une production en masse de choses de plus en plus inutiles, de plus en plus vides. De leurres en tout genre, de la matière à étourdir et à provoquer de l’addiction. Comme nous le disions dans une leçon précédente, beaucoup de « productions artistiques », mais très peu d’œuvres d’art. On parlait beaucoup, mais pour ne rien dire d’essentiel. On se « bougeait » beaucoup, mais sans acte créateur véritable etc. « Les Occidentaux, alors même que leur agonie avait commencé, s’imaginaient qu’ils possédaient une authentique existence en tant que « civilisation », mais ils ne se rendaient pas compte que toutes les formes étaient désormais creuses et vidées de tout esprit, ils se laissaient duper par des apparences de plus en plus sophistiquées, le tape à l’œil et le kitsch. A l’époque on disait bling, bling. Pourtant au milieu de cette euphorie cocaïnée, « ils se rendaient compte qu’il y avait des grincements, des fissures ; ils constataient l’ampleur de divers problèmes (chômage, délinquance, drogue, etc.). Mais les magasins regorgeaient de marchandises ; la Bourse fonctionnait ; la Télévision aussi. Ils pensaient donc que toutes ces « crises » pouvaient être résolues dans le cadre du système existant ». Et ils se trompaient lourdement. Ils étaient dans la confusion d’une inconscience  naïve et d’un matérialisme grossier.

    ... bien que « le délabrement d’une civilisation est d’abord intérieur » la manifestation la plus évidente en est que le prétendu civilisé a perdu toute sensibilité. Il ne voit plus rien avec le cœur et ses sens sont tellement anesthésiés qu’il a besoin de stimulations émotionnelles de plus en plus fortes pour se sentir un peu exister. Les occidentaux étaient « tellement dépourvus de sensibilité que, même pendant les années 1990, ils étaient incapables de penser leur propre devenir autrement qu’en termes platement économiques ou technocratiques ». Ils étaient atteints d’une forme étrange et morbide de rationalisme chronique. Paul Valéry avait pourtant bien décrit ce qu’il appelait une forme de « débilité » : « absence de grands sentiments. Impossibilité de se sentir vivement ». Or se sentir vivre, c’est se sentir poétiquement porté par la Vie . « Sans lien poétique, nous sommes spirituellement coupés de l’univers et des autres hommes ». Amiel avait eu un mot d’une profondeur inouïe qui s’appliquait tellement bien à ces gens férus d’organisation à tout crin : ils « me laissent froids, parce qu’ils ne portent pas en eux la somme de la vie universelle ». Ce sont des obsessionnels incapables de penser autrement qu’en terme d’objectifs, de stratégie technocratique. « Ce n’était pas la raison qui faisait défaut aux technocratie modernes, mais la sensibilité. A force de calculer, à forcer de tourner en dérision les croyances et

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Pierre Thuillier cite ces vers magnifiques de Patrice de La Tour :

    Tous les pays qui n’ont plus de légende

    Seront condamnés à mourir de froid.

    

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Vos commentaires

Questions:

1. On a parfois dit que le christianisme a été la religion la plus matérialiste. Cela peut-il être établi?

2. L'histoire de l'Occident, dans son orientation, validerait-elle au bout du compte des thèses conspirationnistes?

3. Dans l'histoire de l'Occident, est-ce l'économie qui a commandé à la technique ou l'inverse?

4. Comment comprendre la formule "les peuples ont inventé des machines, seul l'Occident a inventé LA Machine?"

5.  Ne pourrait-on pas, dans la foulée, dire que la fin de la Civilisation occidentale est la fin d'une forme de pensée ?

6.  Dans le prolongement des analyses de Pierre Thuillier, comment interpréter la bombe atomique?

7.  Dans l'histoire de la civilisation occidentale, le moteur de la techno-science est commun à tous les régimes. Est-ce que cela ne rend pas complètement illusoire les débats droite/gauche et la politique elle-même?

       © Philosophie et spiritualité, 2010, Serge Carfantan,
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