Leçon 163.   Sagesse et révolte   pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon  

    Il y a quelques années on proposait au bac le sujet suivant : « les passions font vivre l’homme, sa sagesse le fait seulement durer » ! Sentence tout à fait dans l’air du temps. Elle a été comprise comme suit : « trouvez-vous une passion de quelque chose, (l’argent, la politique, la mode, le sport, le cinéma, l’amour ou le théâtre etc.), vivez là à corps perdu. Pour la sagesse, on repassera… et on s’en fiche. La sagesse, c’est bon pour les vieux qui ne vivent que dans l’attente de la mort, nous les jeunes, il n’y a que nos passions qui nous intéressent » !! C’est exactement ce qui se retrouverait massivement dans les copies. On ne peut mieux caresser l’opinion dans le sens du poil en lui offrant une formulation tellement postmoderne, qu’elle peut, venant d’un philosophe, surprendre. Un philosophe ne devrait-il pas se garder de toute adhésion facile à l’opinion ? Par contre, comme expression de la haine de la philosophie, c’est assez banal.

    Nous avons aussi vu précédemment que, dans les ouvrages universitaires dédiés à l’enseignement de la philosophie, l’expression « les sagesses » était une formule qui sous-entendait un rejet hautain, on admettait alors que la vraie philosophie se situe en dehors. En pratique, la « vraie » philosophie, c’est la réflexion spéculative, tout ce qui est teinté d’orientalisme se range dans le sac des « sagesses » et n’a d’intérêt qu’anecdotique : ce sont des curiosités « culturelles » exotiques. De là une interprétation assez confuse de la sagesse où il est de bon ton d’y voir une sorte de quiétisme doucereux. Il est par exemple très symptomatique, que dans les commentaires les plus courants du stoïcisme on peut lire qu’Épictète aurait enseigné la résignation et l’apathie ! Ce qui en dit long sur  ce que l’on entend par « sagesse ». En contrecoup, nous comprenons la leçon : ce qui est préférable , le bien pensant en matière d'attitude, c’est la révolte : En gros, Sartre et Camus contre Épictète et Épicure.

    Mais la sagesse est-elle par nature une sorte de résignation défaitiste sur le sens de l’existence humaine ? La sagesse peut-elle être révolutionnaire ? D’où vient cette idée saugrenue d’opposer passion et sagesse ? Et comment dans ce cas penser la révolte ?

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A. Bonheur confortable et accès de révolte inutile

    A en croire les épigones de Hegel, la révolte ne s’inscrit que dans un contexte historique désormais révolu. Dans une époque posthistorique, il peut encore y avoir des poussées de fièvre collective, mais il n’y a plus de révolte authentique. La révolution française aura été la dernière révolte digne de ce nom. Lui a succédé la réalisation de l’État et l’empire de la démocratie a fait son chemin partout sur la planète. La société de consommation a crée l’homme de masse, (texte) et elle a vendu un bonheur confortable accessible à tous, de telle sorte que, le dernier homme, comme le dit Francis Fukuyama, n’a plus qu’à profiter de la vie. Comme un chien est satisfait quand son auge est pleine et qu’il n’a plus qu’à jouer et dormir. L’hédonisme postmoderne rend par avance, dans l’horizon d’un temps posthistorique, toute idée de révolte inutile et saugrenue.

     1) Bref, quand on a gagné le bonheur, on peut se laisser aller à l’apathie et la société est stable. Aldous Huxley, dans Le Meilleur des Mondes, fait dire à un responsable : « On ne peut pas faire des tacots sans acier, et l’on ne peut faire de tragédies sans instabilité sociale. Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir. Ils sont à l’aise ; ils sont en sécurité…; ils ne peuvent s’empêcher de se conduire comme ils le doivent... ». Le même personnage, ironise encore contre la révolte dans ces termes : « Et il va de soi que la stabilité, en tant que spectacle, n’arrive pas à la cheville de l’instabilité. Et le fait d’être satisfait n’a rien du charme magique d’une bonne lutte contre le malheur, rien du pittoresque d’un combat contre la tentation, ou d’une défaite fatale sous les coups de la passion ou du doute. Le bonheur n’est jamais grandiose". ( textes t1, t2, t3).

    Le livre de Huxley est paru en 1932. Son caractère visionnaire est stupéfiant. Presque inquiétant. Tous les ingrédients du roman sont aujourd’hui effectivement réunis pour que le scénario soit... en passe d’être réalisé. Si nous devions formuler dans un discours une Meilleur des mondesprosopopée du cynisme politique incarné par le personnage cynique d’Huxley, cela donnerait quoi ?

    « Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles d’Hitler (texte) sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes. L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées (cf. les individus de type alpha, bêta, gamma). Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. Surtout pas de philosophie. Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif. On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique. Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser. On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux. (cf. le rôle de la drogue et du sexe dans le roman de Huxley). En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir  une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur. L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir  sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutienne devront ensuite être traités comme tels. On observe cependant, qu’il est très facile de corrompre un individu subversif : il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir (la proposition est dans le roman!) ».

    2) Bien sûr, c’est une caricature et toute ressemblance avec des faits avérés est pure coïncidence ; nous n’allons pas verser dans le conspirationnisme. N’empêche que l’outrance de la paranoïa-critique permet de mieux cerner une tendance. L’idée selon laquelle l’individu serait, dans le modèle occidental, aplati sous le rouleau compresseur d’un prêt à penser stérilisant par avance toute velléité de révolte est loin d’être sotte. On a même forgé le concept de « loftisation » des esprits pour désigner la tendance postmoderne à dévaler la pensée dans un reality-show permanent ! 

    Ce qui ne ferait que confirmer très largement les analyses de Günter Anders dans L’Obsolescence de l’Homme. Comment l’homme de masse, devenu l’esprit du consommateur, pourrait-il se révolter ? Et contre quoi ? Pour qu’une révolte soit possible, il faudrait que l’homme puisse précisément désavouer le monde tel qu’il est, se placer en rupture avec la masse et avec le monde de la consommation. Il faudrait qu’il se dégage de toute identification avec la représentation commune, il faudrait qu’il puisse en dénoncer l’illusion. Or, ce qui a lieu bien au contraire, c’est une telle immersion, une si complète identification, que le monde, tel que nous le rencontrons, est de part en part pré-conditionné, de sorte que l’âme commune lui va par avance comme un gant :

Ceux qui sont conditionné ont été préparés à l'être. Ce qui vaut pour le monde transmis - à savoir qu'il rend caduque la distinction habituellement tenue pour évidente entre la réalité et sa représentation - vaut aussi pour nous, les consommateurs de ce monde pré-conditionné. Le fait que l'homme aille parfaitement au monde, aussi parfaitement que le monde va à l'homme, caractérise le conformisme actuel. Cela signifie qu'il est inutile de distinguer un état initial où le consommateur serait une sorte de table rase et un processus par lequel l'image du monde serait ensuite imprimée sur ce disque vierge. L'esprit du consommateur est toujours déjà préformé ; il est toujours déjà prêt à être modelé, à recevoir les impression de la matrice; il correspond toujours plus ou moins à la forme qu'on lui imprime. Toute âme individuelle reçoit la matrice, un peu comme si un motif convexe imprimait en elle son image concave. Le moule de la matrice ne l'impressionne plus beaucoup; il n'a d'ailleurs plus besoin de le faire, puisque l'âme est déjà à sa mesure ». (texte)

L’impression d’aisance de l’homme- consommateur dans le monde vient de ce qu’il ne cesse de rencontrer partout la même représentation. La publicité, l’urbanisme, les objets techniques, l’uniforme vestimentaire, les valeurs ambiantes de l’adolescence, le spectacle de la télévision : tout conspire pour normaliser sa vision. Si tout est normal, plus rien n’est plus choquant, le monde suit son cours habituel et quand l’habituel est réassuré en permanence, on ne risque pas de se révolter !  Surtout quand ce monde habituel n’exige plus rien de votre part, qu’un consentement tacite à suivre son régime !! Comment, dans ces conditions, s’étonner de ce que les élèves en classe fassent preuve sans aucun complexe d’un conformisme intégral ? Ils sont pour la plupart des clones du système !!! Un professeur d’économie doit déployer une énergie et un zèle prodigieux pour obtenir ne serait-ce qu’un soupçon de distance critique. Il a parfois l’impression désagréable d’avoir affaire en face de lui à des fantômes qui hantent une réalité sans la reconnaître.

3) Cependant, c’est justement quand le monde parvient au paroxysme de l’inconscience que l’absurdité devient la Truman showplus patente : il suffit de voir les choses telles qu’elles sont, pour que le feu de la lucidité embrase la révolte de l’intelligence. La contre utopie d’Huxley est un modèle qui ne décrit plus vraiment notre monde actuel.  Elle n’était pertinente que dans un monde où l’information était soigneusement formatée, limitée et contrôlée. Dans ce contexte, l’impression d’aisance du consommateur, dont parle Günter Anders, revenait à la situation limite du film The Truman Show. Truman – le consommateur postmoderne par excellence -  a effectivement reçu depuis l’enfance un conditionnement qui lui permet de vivre dans l’hallucination d’une fiction permanente. On lui a composé, avec toutes les ressources du marketing, un « meilleur des mondes » très clean, joliment conformiste et hilare. A un moment, Truman commence à avoir des doutes et il trouve la faille dans le système qui l’enferme. Il lui faut passer à travers le décor du studio, c’est-à-dire symboliquement à travers la représentation illusoire. Alors la révolte devient possible et le chemin d’une vie nouvelle est ouvert. Or nous sommes à un moment historique où il y a trop de « Truman » en liberté, en rupture avec le show, pour qu’il puisse continuer comme si de rien n’était. Nous vivons dans un monde où les tensions sont tellement patentes, où la frustration collective, le sentiment diffus de malaise et d’absurdité, les explosions de violence nous interdisent le sommeil dans un conformisme béat. La masse critique est atteinte. Nous sommes au temps des révélations de toutes les contradictions. . Il est devenu impossible, comme le réalisateur du Truman Show, de tenter de colmater les failles pour recoudre l’illusion. C’est ce qui rend notre situation actuelle très instable et dangereuse. Bref, nous sommes dans un monde en crise. (texte)

    Avec l’émergence d’Internet, c’est une hémorragie d’informations à portée hautement critique (document1), (document2), qui sont d’ors et déjà disponibles. Jamais dans le passé l’humanité n’a disposé de moyens d’informations aussi puissants et aussi rapides qu’aujourd’hui… et aussi incontrôlables. Nous n’avons pas délibérément choisi la transparence ; elle est devenu un processus qui suit son cours de lui-même dans ce que Pierre Lévy appelle l’intelligence collective. Non sans difficultés. Il y a plusieurs aspects qu’Huxley ne pouvait voir et qui sont caractéristiques de notre temps :

    a) nous sommes en situation de pléthore d’informations,

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Vos commentaires

Questions :

1.       Une formule du genre « consommateur révolté » a tout l’air d’un oxymore. Pourquoi?

2.       En quoi la notion de « matrice » dont se sert Günter Anders est-elle pertinente pour décrire le monde dans lequel nous vivons?

3.       Qu’est-ce qui distingue la révolte violente de la révolte de l’intelligence?

4.       Le fondement  de la révolte morale est-il nécessairement historique?

5.       Que veut dire « penser en tant qu’être humain intégral » ?  

6.       Que veut dire « comprendre le réel en dehors des cadres établis » ?

7.       Si la sagesse est révolutionnaire, n’est-ce pas parce que vivre, c’est en permanence créer ?

 

 

    © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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