Leçon 156.        Travail et loisir      pdf téléchargement     Téléchargement du dossier de la teçon

    Il faut éviter de confondre travail et activité. Si nous raisonnons dans la dualité, les oppositions se marquent ainsi : activité/repos et travail/loisir. Le travail est une forme d’activité, le loisir, en est une autre. Ce qui s’oppose à l’activité, ce n’est pas le loisir, mais le repos. Le repos n’existe que de manière relative, comme besoin imposé à l’organisme pour sa régénération. Si nous n’éprouvions pas de fatigue, notre besoin de repos diminuerait et nous serions plus actif. C’est une loi métaphysique, dans l’univers l’activité est constante et rien n’est inactif. Il est strictement impossible d’échapper à l’activité. Le seul fait de respirer est déjà une activité. A chaque instant, notre corps est engagé dans une extraordinaire activité d’échanges. De ce point de vue, le repos « absolu »,  (R) c’est la mort. Et encore. De fait, cela n’existe pas. Un cadavre qui se décompose est encore le siège d’une intense activité !

    Il est d’usage de considérer le travail comme une forme d’activité  dont la motivation est « économique », (texte) tandis que le loisir est une activité qui est motivée par le « plaisir ». En partant de ce point de vue, si je cultive des légumes dans mon jardin, si je bricole dans mon garage, c’est un loisir ; mais si je porte les légumes au marché pour les vendre et si je vends les voitures que je retape dans mon atelier, c’est un travail. On dit alors : « tout travail mérite salaire » ! Bref, dans le sens commun, on est sensé faire des efforts en travaillant, pour gagner de l’argent ; en contrepartie, on gagne le droit d’avoir le plus possible de loisir… pour le dépenser !

    La définition est très superficielle. Elle est le reflet de la postmodernité et de sa mentalité dominante, dans la figure typique du consommateur. Dès que la passion est présente, ce que l’on appelle « loisir » peut fort bien comporter un travail acharné ; pensez au musicien qui fait des exercices pendant des heures et répète. Inversement, certains travaux dans lesquels l’homme est confiné à une  surveillance d’un écran, ressemblent fort à ce que l’on entend par « loisir » le plus souvent : S’enfoncer sur un canapé pour regarder la télévision. Alors ? N’est-ce pas pour compenser un travail ennuyeux que nous accordons tant d’importance au loisir ? Ce qui reste problématique car, si le travail n’a pas de sens, le loisir peut-il seulement en avoir un ?

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A. De l'expérience consciente du travail

 

    1)  Ce point de départ nous reconduit vers quelques observations utiles. « L’effort pour l’effort », cela n’a guère de sens. Harponner un écolier pour lui dire de travailler, comme un sergent ferait une harangue au soldat pour lui faire faire trois fois le tour de la caserne, ce n’est guère motivant. Ce qui manque, c’est au minimum une bonne raison. Mais ce n’est pas assez. Au degré le plus élevé, ce qui est réellement parfaitement suffisant, c’est l’enthousiasme à faire une chose, avec pour seul moteur le plaisir de le faire.  Ainsi, le poids de la contrainte sociale ne valide pas le sentiment intérieur du travail. Considéré à part, l’effort peut aussi être désordonné ; ou bien, il peut être une manière de décharger un surplus inutilisé de force vitale. Bref, être une forme de défoulement. L’effort pour l’effort peut n’être que compulsif : quand le sujet se fait une obligation impérieuse de s’épuiser sur un engin de bodybuilding, où qu’il s’impose de courir à heures fixes, sans réel plaisir, mais parce qu’il faut le faire, ce n’est pas vraiment sensé. Malgré l’effort, ce n’est pas vraiment du travail. Si c’est une voix dans mon esprit qui anxieusement me dit que je dois le faire, sinon je vais être très mal, ce n’est pas un travail, c’est une .... (texte)

    L’effort complètement désordonné et soumis au hasard n’ayant guère de poids de sens, vire vers une catégorie qui est celle du divertissement. Dans le divertissement en effet, nous acceptons désordre et hasard comme composante du jeu. Un degré plus bas dans la déconstruction de l’activité, et il ne reste plus que la passivité, comme chez le téléspectateur qui regarde tout et n’importe quoi, au hasard, sans même choisir son programme. Zéro degré d’investissement, 100% de divertissement. Aucun travail et pas d’utilité non plus.

    Le joueur scotché à l’écran peut lutter contre le sommeil, s’exciter nerveusement sur sa manette de jeu pendant des heures et sentir par après, qu’il n’a fait que tuer le temps. Il peut alors dans sa solitude goûter de cette amertume qui lui dit que tout cela n’a aucune utilité réelle et n’a peut être aucun sens. Alors, le meilleur moyen de l’oublier… c’est d’y retourner ! Et d’oubli en oubli, on en arrive à l’addiction complète. Personne ...

    Demander à un homme de construire un mur, puis une fois terminé, de le détruire, pour après, exiger qu’il recommence, c’est assurément l’enfermer dans une activité non seulement inutile, mais carrément absurde. Pour vous saboter le moral, il n’y a rien de tel ! D’où, au minimum, l’ennui présent dans toute activité perçue comme inutile. Il y a un peu de cela dans la vie de Milarépa au Tibet, mais avec une nuance qui fait toute la différence. Milarépa avait été un bandit de grand chemin et un assassin avant qu’il ne se tourne vers la voie du dharma. Son maître lui imposa ce genre d’épreuve, (construire une tour et la détruire), pour « brûler » le mauvais karma accumulé par ses actions antérieures. C’est la traversée d’épreuves en apparence absurdes qui permit sa transformation morale et spirituelle.

    Inversement, il est étonnant d’observer quel contentement presque enfantin brille dans le regard du celui qui trouve une vraie satisfaction dans les petites choses faites avec soin. C’est la satisfaction du jardinier tout fier du bel alignement de ses arbustes bien taillés, ou celui du cuisinier rayonnant d’avoir réussi sa tarte fourrée et qui la présente ensuite à ses invités ! « J’ai bien travaillé ! ». Quand nous parlons d’œuvre, nous pensons d’ordinaire au peintre qui donne le dernière coup de pinceau à une toile, ou encore au musicien qui vient d’achever sa partition,  au poète très content d’un petit zeste de génie déposé  au fil d’une page particulièrement inspirée. Ou encore, nous penserons à la somme colossale de travail d’un historien dans une saga de plusieurs volumes. Nous penserons aussi à une réalisation scientifique brillante et à ce qu’il en a coûté de nuits blanches et de labeur de bénédictin. C’est vrai qu’il y a bien gratification et que le mot œuvre a un sens ; mais à y regarder de près, tout ce qui est bien fait, tout ce qui est fait avec amour participe aussi de l’œuvre. La découverte est léguée à l’humanité. L’œuvre d’art a une dignité suréminente et elle assure à son auteur une reconnaissance sociale évidente. Mais ce n’est pas l’essentiel. La joie d’inventer est dans l’invention, la joie de créer est dans la création, et pas dans l’évaluation de son résultat. Cependant, il est indéniable qu’il existe une joie d’avoir réalisé quelque chose qui puisse être utile à d’autres, une joie profonde, parce qu’elle coïncide avec un effacement de l’ego dans le mouvement du don. Offrir à l’humanité une œuvre de valeur, c’est être traversé par le don et avoir le sentiment vrai du travail. L’œuvre caritative est œuvre en ce sens. Nous ne dirons pas que le bénévole qui s’occupe de la misère humaine ne travaille pas, ni que ce qu’il fait ne contribue pas en un sens à une œuvre______

    ---------------2) Le problème, c’est que de fait, nous en sommes là. Et attention. Pas seulement parce qu’il y a des centaines de millions de personnes dans le monde qui travaillent sur des chaînes de productions. Pas seulement  parce qu’il existe des contremaîtres et des chefs à mentalité de caporal. Ni parce que l’encadrement humain en entreprise soumet à une telle pression la productivité que seul compte le chiffre et le rendement. Pas seulement non plus parce que le « marché de l’emploi » se réduit comme une peau de chagrin et que jeunes, comme moins jeunes, pensent devoir se résigner à exercer un emploi sans intérêt et sans avenir,  pour la seule raison qu’il faut bien se donner des moyens de subsistance. Il n’y a pas de doute sur le fait que la technicisation du travail a des répercussions humaines colossales qui tendent à éliminer le travail vivant au profit de la fonctionnalité mécanique. Mais en plus, et de manière plus fondamentale encore, nous vivons dans une société qui a entrepris de désinvestir peu à peu la valeur du travail, pour investir massivement la valeur du loisir. La crise du travail est une crise spirituelle.

    Nous l’avons vu avec Lipovesky, au XIX ème siècle sur les tombes, on pouvait écrire : « le travail fut sa vie ». Par-delà les clivages idéologiques, tous les régimes encensaient les bienfaits du travail et  les valeurs d’abnégation, de patience et de persévérance qui lui étaient attaché. Désormais, nous avons adopté la devise : « la vie commence après le travail ». « L’évangile du travail a été détrôné par la valorisation sociale du bien-être, des loisirs et du temps libre». Cette profonde mutation des mentalités est caractéristique des « valeurs individualistes-hédonistes-consommatives» qui sous-tendent les sociétés postmodernes. Ainsi, « la boutade de Tristan Bernard, « l’homme n’est pas fait pour travailler, la preuve, c’est que ça le fatigue, est devenue, en un sens, un credo de masse de l’ère postmoraliste ». Ce n’est plus du tout une boutade, c’est une affirmation au premier degré. La question que se pose  les lycéens au sujet du travail n’est pas : « comment parvenir à trouver ma voie vers une profession qui  soit tout à la fois utile et m’apporte de vraie satisfaction ? »  C’est peut être la question que nous aimerions qu’ils posent, mais seule une partie d’entre eux raisonnent ainsi. Ce qu’ils pensent le plus souvent, mais ne disent pas ouvertement c’est plutôt : « vers quoi se diriger pour gagner le plus possible et en profiter pour mener une vie confortable ?».

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     © Philosophie et spiritualité, 2007, Serge Carfantan,
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