Une confusion fréquente, depuis longtemps entretenue, assimile conscience psychologique et conscience morale. La conscience psychologique est synonyme d’éveil, de présence à soi, elle comporte des degrés et son contraire est endormissement, absence, bref, inconscience au sens premier. Comme nous l’avons vu précédemment, nous passons à travers trois états relatifs de conscience, à savoir l’état de veille, l’état de rêve et le sommeil profond. La différence entre eux se marque effectivement en termes de présence et d’absence. Comme d’ordinaire nous ne prenons pas en compte les deux derniers états, nous identifions la conscience psychologique avec vigilance. Toutefois, pour ce qui est de la vigilance, l’homme n’en a certainement pas le monopole. Chez l’animal elle est souvent très élevée. Le chien en arrêt est très vigilant, il n’est pas distrait par tout un train de pensées inutiles comme l’est souvent l’être humain. Mais cela n’a rien à voir avec un quelconque sens moral.
La conscience morale est bien différente, elle désigne cette aptitude qui est propre à l’homme de pouvoir évaluer ses actes en bien ou en mal, et de juger. La conscience morale est dans son essence responsabilité à l’égard de ce que nous avons en garde. Ainsi l’inconscience morale est synonyme d’irresponsabilité et elle est considérée comme une faute. D’un point de vue juridique, elle peut être passible de sanctions. Nous avons vu que par bonne conscience on entend le fait de n’avoir rien à se reprocher, tandis que la mauvaise conscience désigne inversement le reproche adressé à soi-même d’avoir mal fait, et elle entraîne dans son sillage la culpabilité, la honte, les remords. Remarquons que dans le langage courant, nous ne mettons pas l’épithète « morale » à la suite d’inconscience, car il est quasiment toujours sous-entendu que nous parlons de l’inconscience morale quand nous faisons le procès de l’inconscience.
Maintenant, quelle relation y a-t-il entre la conscience psychologique et conscience morale ? Que nous soyons vigilant implique-t-il nécessairement que nous soyons moralement conscient de nos actes ? Inversement, le fait de se comporter comme un imbécile, d’être odieux, vulgaire ou violent implique-t-il une sorte « d’absence » ?
* *
*
Ouvrant un dictionnaire, nous pourrons constater que, même s’il est précisé que la conscience est l’intuition qu’a le sujet de ses actes, il suffit la plupart du temps de suivre la phrase pour qu’une ou deux virgules plus loin il soit question d’évaluation morale. Le mot conscience n’est jamais clair, il demande clarification et il serait de bonne précaution à chaque fois que quelqu’un l’utilise de lui poser la question : « mais qu’est-ce que vous entendez par « conscience » ? Sinon on risque le quiproquo. Sous la plume de William James (texte) ou de Bergson le mot conscience prend un sens psychologique (texte). Rousseau lui, prend le mot dans un sens moral. (texte) En toute rigueur, quand on le lit, il faut ajouter en pensée le terme « morale » après le mot conscience pour le suivre. Kant, (texte) sous l’influence de Rousseau, fait souvent de même. Marx lui prend le mot conscience dans un tout autre sens, il en donne une interprétation idéologique : la conscience devient la superstructure idéologique, le « sens commun », la conscience de classe, ses pseudo évidences qui ne sont que le reflet de l’infra-structure économique d’une société. Ne pas marquer une nette clarification conduit à des confusions et il faut impérativement sérier les questions et ne pas tout mettre dans le même sac. Pour l’instant, tenons-nous à la question de savoir comment se fait-il qu’en Occident nous ayons tendance à surdéterminer moralement la conscience ?
1) En remontant aux sources de la pensée occidentale vers la démarche socratique, nous butons sur le célèbre « connais-toi toi-même ». Or nous avons montré précédemment en détails que la question « qui suis-je ? » ne se réduit certainement pas seulement à un « examen de conscience » moral.
Que suppose
« l’examen de conscience » ?
Socrate, bien
qu’animé d’un véritable souci éthique, n’a pas donné
des conseils du genre : « fais le décompte de tes vilains défauts et soit fier
de tes belles qualités! » Ou encore : « Fais le bilan de tes bonnes actions du
jour et repend-toi de tes mauvaises actions ! Honte à toi pour tout le mal que
tu as pu faire en ce jour, en pensée, en
parole et en acte ! Confesse tes
péchés devant Dieu, demande pardon.» etc. Ce qui est un glissement trivial de la
connaissance de soi sur la pente du moralisme. Socrate en appelle certes à une
plus haute lucidité, mais il ne s’y prend pas face à
Calliclès en lui faisant des sermons, (texte) pour lui
dire que « ce n’est pas bien » de vouloir satisfaire tous ses désirs, ou « c’est
mal » de mépriser la justice etc. Il est bien plus subtil, il tente de lui faire
comprendre que la position de l’hubris qu’il croit pouvoir
soutenir est en réalité intenable. S’il l’examinait en vérité, il verrait
qu’elle ne se tient pas.
Après des
siècles de christianisme, quand nous parlons d’examen de conscience, ce
n’est pas du tout cela que nous avons en vue. Nous avons derrière nous un très
long conditionnement et une très longue histoire de péché et de culpabilité.
(texte) Même pour ceux qui n’ont aucune religion, aucune théorie de la chose, qui n’ont
que très peu de culture, l’examen de conscience est toujours perçu comme
un jugement moral au sens fort. Juger les autres nous savons faire, nous le
faisons même à
tour
de bras dans les procès d’intentions, les accusations et les
reproches. Ce qui
nous semble donc difficile, voire héroïque et courageux de devoir exercer la
même attitude contre soi. « Fais ton examen de conscience ! » Injonction très
sévère et plutôt menaçante. L’examen de conscience introduit une division dans
la conscience. Il y a d’un côté le moi réel avec ses motivations, ses
compromissions et sa mauvaise foi, le moi qui est jugé moralement inconscient.
Le Pinocchio de l’histoire. Il y a de l’autre, le moi idéal à qui on fait appel,
capable de mener l’auto-critique, de pointer les oublis, les manques et les
fautes ; la conscience morale inflexible, qui fait passer au tribunal le
moi-condamné en édictant les reproches qu’il est en droit de se faire. Jimmy le
criquet de l’histoire. D’où la honte par devers soi, la faute, les remords, le
sentiment de culpabilité, le sentiment de ne pas être à la hauteur de ce que
l’on devrait être etc. Ce que l’on nomme bizarrement la « conscience », (que
l’on doit appeler la conscience morale) c’est l’instance la plus élevée
de la personne, le moi idéal. En appeler à la « conscience » de quelqu’un, c’est
alors solliciter en lui le moi idéal, exiger de lui son devoir, un sens élevé de
la responsabilité, une maturité morale qui est sans commune mesure avec
l’immaturité du moi laissé à lui-même. Car si cela ne tenait qu’à l’ego, il
écraserait bien vite le criquet ! Pour ne plus entendre la « voix de la
conscience » (texte) et faire comme bon lui semble. On a tous horreur des
moralisateurs ! Qu’il se taise donc ce cricket !
Mais la
fable de Pinocchio est fausse, elle met au dehors un conflit qui est
au-dedans de chacun d’entre nous et qui est le produit du jugement moral.
Freud l’a compris. Il n’a pas changé la structure, mais l’a réinterprétée. Selon lui,
le moi serait bien tenté de satisfaire aux pulsions du
Çà
et de ne vivre que sous la conduite du principe du plaisir. Toutefois, il lui
faut composer avec le principe de réalité et avec les interdits. La figure du
père chez Freud porte le moi idéal et celui-ci, dans le développement psychique
est reformé de l’intérieur par l’éducation, ce qui fait, qu’à la période non
scindée de l’enfance
placée sous l’autorité répressive des parents, succède à la vie adulte, le
surmoi désormais en posture d’exercer par lui-même une répression sur
le moi. D’où la genèse de la « conscience morale », toute cette honte qui suinte
des frustrations du moi se sentant observé, jugé devant l’autorité du père et en
même temps gardant le sentiment de n’avoir jamais été à sa hauteur. D’où
l’importance des tabous, des interdits et des règles pour dresser un rempart
contre l’envahisseur, le règne sauvage de la pulsion qui menace toute
civilisation. Qu’on se le dise, pour Freud l’homme
est un loup pour l’homme et sans le dressage de sa conscience morale, il ne
pourrait vivre en société.
Si nous laissons de côté la fragmentation illusoire de l’esprit et les appellations allégoriques, nous reconnaîtrons que le surmoi, c’est encore de l’ego et rien d’autre et même de l’ego plein de suffisance. L’ego n’est jamais si bien affirmé que quand il s’estime dans son droit et avec la conscience morale à ses côtés. Un peu comme Dieu dans toutes les guerres est toujours avec « nous ». Got mit uns. Et de chaque bord. La « bonne conscience » est un sauf-conduit, un permis de circuler en toute impunité, avec l’assurance que rien ne peut nous être reproché. Moi, je suis dans mon bon droit. « Moi j’ai raison, c’est l’autre qui a tort et j’ai ma conscience pour moi... Lui, il ne peut pas en dire autant! ». La bonne conscience, juge de haut, se hausse le col et se lave les mains de tout soupçon, elle est au-dessus de la mêlée. La « mauvaise conscience », est accablée du poids des ses fautes, elle sent le regard du dieu moral qui la suit partout, elle se ronge de culpabilité, jusqu’au moment où elle doit enfin avouer pour connaître une délivrance. En réalité, dans l’une comme dans l’autre, il n’est pas vraiment question de la conscience, mais il est partout question de jugement moral. Celui qui juge les autres et accuse a tôt fait de s’adjuger la bonne conscience et celui qui se sent jugé, réduit, méprisé, condamné, n’a souvent pas d’autre choix que de porter le poids écrasant de la mauvaise conscience. C’est une situation plutôt concentrationnaire que cette vie où chacun se sent jugé et menacé dans cette « conscience » qui n’est en fait qu’une image de lui-même, quelquefois sanctifiée, mais souvent souillée, mille fois maudite et parjure. Le moralisme n’a jamais changé un homme, mais il l’a depuis toujours condamné.
2) Nous
savons bien que vouloir faire la morale, ou du
préchi-précha n’est pas efficace, et que cela ne met pas l’esprit en présence de
la vérité, ce qui est la seule façon de le redresser. On n’obtient rien en
voulant forcer les choses pas des sermons, et la preuve que la démarche est
faible est qu’il faut les assortir de menaces de punitions (enfer et
damnation !) pour avoir un certain effet. « Tu vas être punis ! » « Le mal que
tu fais te seras compté à l’heure du jugement dernier ! » etc. Un esprit qui
agit sous la contrainte de la peur n’agit pas librement, il ne fait que
réagir émotionnellement et dès que l’occasion lui sera donnée, il pourra
retourner vers les conduites condamnables qu’on lui reprochait. Les êtres
humains font ce qu’ils veulent et ils ne changent d’attitude que lorsqu’il ils
veulent en changer, mais cela ne se produit que lorsqu’ils comprennent
qu’ils ont fait fausse route. Il n’est plus possible de persister dans une
direction quand on voit à l’évidence qu’elle ne conduit pas du tout là où
nous voudrions aller. Quand nous
voyons que nous nous sommes trompés. C’est à ce
moment là seulement que nous sommes prêts à faire un nouveau choix.
En examinant avec une grande attention les croyances qui sont à la racine de nos actes, nous faisons bien plus qu’en condamnant, en bombardant de reproches, de menaces ou d’injures. La compréhension demande accueil, elle est moins emphatique et plus silencieuse que l’imprécation morale, mais beaucoup plus puissante. Parce que les hommes agissent toujours en fonction de ce qu’ils croient être bon. Bien sûr, imposer une discipline, des règles ou des lois peut se justifier socialement, et c’est même nécessaire quand une situation devient chaotique et que les êtres humains deviennent confus et violents. Mais c’est un ordre bien fragile que l’ordre qui est imposé de l’extérieur, ce n’est pas l’ordre vrai et spontané de la conscience droite. D’une conscience éclairée. Comme le disait Spinoza, le sage fait le bien pour le bien lui-même, et non par peur de la sanction ; et nous pouvons ajouter : il ne fait pas le bien pour se conformer à la règle ou se faire bien voir ! Il fait le bien pour lui-même car il voit qu’il n’y a rien d’autre à faire et de surcroît, l’élan de la bonté ne demande pas d’effort, car la bonté est un don de soi. Face à un esprit qui s’enferme dans une attitude négative, il n’y a pas d’autre choix raisonnable que le chemin de patience du dialogue. De la mise en lumière des croyances inconscientes, du déploiement dans la parole des opinions qui appuient les choix et les actes.
L’être humain ne peut persister dans la négativité qu’en refusant le dialogue, qu’en refusant de mettre en lumière ses propres demandes, ses pensées et ses attitudes. C’est un peu comme si dans l’expression de la négativité se produisait une sorte de coma de l’esprit. Une sorte d’absence. Nous ne nous rendons pas compte de ce que nous sommes en train de faire. On perd la tête. Ce n’est qu’après coup que l’inconscience apparaît comme inconscience.
Scène banale
sur Internet. Un jeune asiatique tabassé à mort par des jeunes à la sortie du
lycée, le tout filmé par le portable d’un des membres du groupe. Minutes
d’extrême violence. Étaient-ils bien conscients de ce qu’ils étaient en
train de faire ? Se rendaient-ils compte ? L’excitation verbale des uns et des
autres, l’idée de « taper sur du chinois », il y a une sorte d’état second
dans cette violence. Une ébriété, peut être entretenue sous substance. Ils ne
voient pas qu’un être humain est en train de hurler sa terreur et de souffrir.
Il y a forcément une sorte d’étrange anesthésie de la sensibilité, (texte) un blocage de
l’empathie. Et c’est là que nous rejoignons la conscience psychologique.
Impossible de faire des choses pareilles en pleine conscience. En pleine
conscience, l’un d’entre eux aurait essayé de calmer tout le monde, de
s’interposer immédiatement et de porter secours, parce qu’en pleine conscience,
nous sentons de manière très vive la souffrance infligée. C’est le
pathétique du sentiment. Il n’y ait pas de délai et de délégation possible. Il y
a toujours un état second dans la violence et une
chute de conscience à un plus bas degré. Il faut d’une manière ou d’une autre
étourdir la lucidité pour
que l’innommable puisse se produire. L’inconscience morale est donc
nécessairement liée à une inconscience psychologique et c’est la seconde qui
rend possible la première. Il faut vraiment avoir une absence pour balancer un
mégot allumé dans des broussailles jaunies sous la chaleur du plein été, alors
qu’une forêt de pins surchauffée est là toute proche. Il faut que le
corps
émotionnel s’embrase que la colère monte, qu’elle éclate en
haine furieuse pour que la confusion
envahisse l’esprit et qu’ainsi troublé il en vienne à l’irréparable, qu’enfin,
par après il finisse par dire : je ne sais pas ce qui m’a pris, je n’étais pas
moi-même à ce moment là. Perte de conscience.
C’est difficile, mais nous ne pouvons pas en faire l’impasse, il est indispensable de distinguer la lucidité de la conscience morale. C’est difficile parce que notre culture entretient une très grande confusion à ce sujet. Et c’est même rigoureusement impossible tant que nous ne comprenons pas le fonctionnement de l’ego. La philosophie contemporaine depuis Kant a beaucoup glosé sur la théorie de la morale, mais le plus souvent en faisant l’impasse sur la compréhension de la nature du moi. Le comble, c’est qu’elle a même engendré un moralisme philosophique. On s’est imaginé qu’en spéculant sur le devoir on aurait une incidence sur les esprits. Bergson avait au moins de son temps eu la lucidité d’observer qu’une théorie de la morale ne pourra jamais se substituer à une véritable morale et changer les mœurs. C’est exact, mais il faut aller encore plus loin.
1) Un point
est désormais acquis. Nous savons que la bonne conscience ne suffit pas pour
caractériser l’élan vers le Bien. La
bonne conscience est seulement l’assurance
du devoir accompli que le moi se donne et qui lui permet de se justifier devant
autrui. Elle contribue à l’image du moi qui donne à l’ego sa posture
caractéristique. Nous l’avons vu, l’ego est un poseur et un transformiste, rien
ne lui assure une pose plus assurée que la posture morale et moralisante.
Rousseau avait très bien compris ce point, il disait qu’il fallait se méfier de
ces gens qui proclamaient tout haut leurs bonnes actions en faveur des peuples
étrangers, mais qui par ailleurs n’auraient pas levé le moindre petit doigt pour
aider leur voisin de palier. Si l’altruisme est un faire-valoir pour obtenir
une reconnaissance sociale, s’il n’est cultivé que pour obtenir des éloges, des
louanges, de la considération, (et des réductions d’impôts !), ce n’est en
réalité qu’une manière habile de l’ego de poursuivre ses fins et pas du tout un
acte véritablement désintéressé. C’est peut être de l’ego « moral » (?), de
l’ego « spirituel », mais c’est toujours de l’ego. Ce n’est pas de la
bonté, ni
de l’amour. Nous l’avons déjà montré auparavant avec
Louis Lavelle, dans le
Bien, il y a un don véritable, le moi s’oublie lui-même en tant que moi. Ce qui
participe du Bien n’est pas l’ego, mais notre nature profonde. La gentillesse,
la générosité ne laissent pas de carte de visite dans l’optique de l’obligation
du service rendu. L’amour véritable n’attend pas de retour, il donne car il est
dans sa nature de donner et cela, l’ego ne pourra jamais le comprendre. Il ne
s’agit bien sûr ici certainement pas d’être cynique (l’ego adore le
cynisme) et
de nier la valeur de l’altruisme pour prétendre que l’amour et la générosité
n’existent pas. C’est encore une ruse assez commune de l’ego pour tourner les
talons se replier dans l’individualisme forcené. Et nous faisons cela très bien
aujourd’hui où tout le monde se moque de la morale.
Non. Ce que nous devons voir très clairement, c’est que la « bonne conscience » n’est justement pas très consciente, pas véritablement lucide. Elle n’est pas la conscience bonne où le sens de l’ego n’a pas part, elle n’est pas la bonté, (texte) elle n’est pas la compassion qui n’existent que dans l’effacement du moi. La bonne conscience apparaît comme étant la conscience morale par excellence. Elle apparaît. C’est tout. Ce n’est qu’une apparence, et cette apparence est un faire-valoir haut en couleur. L’opinion ne juge que sur les apparences et plus on ne donne, plus on a de chance d’en récolter l’usufruit. La posture morale semble socialement plus recommandable que la posture cynique et égocentrique des requins du monde de l’argent. Et pourtant c’est encore une posture et elle n’a rien à voir avec l’épanouissement de la bonté. Elle est comme posture très souvent arrogante et … cruelle. Les gens qui sont infatués de leur « bonne conscience » jugent à tour de bras, ils sont méprisants, il crachent sur l’humanité sans avoir assez de cœur et d’ouverture pour tenter de la comprendre. Observons-le droit dans les yeux, le mépris n’est-il pas souvent drapé dans une posture de supériorité morale ? N’est-ce pas quand on est droit dans les bottes de sa morale que l’on peut se permettre le plus de méchanceté ? Mais évidemment, on ne s’en rend même pas compte.
Les
philosophes du soupçon ont vu cette difficulté, du coup, ils ont pris le
contre-pied et estimé que la mauvaise conscience avait finalement plus de valeur
morale que la bonne conscience. Étant lourdement affectée par la faute, la
mauvaise conscience porte le poids de ses propres jugements, elle rumine des
rancunes, s’accuse elle-même et infiniment se donne tort en prenant appui sur le
caractère irréversible du passé. « Tu ne peux pas revenir en arrière, ce que tu
as fait te poursuivra jusqu’en enfer ! » La mauvaise conscience se maudit
elle-même. (texte) Elle porte la division et la guerre dans l’intériorité. Elle est
torturée par le mal et ainsi croit-on qu’elle est meilleure que la bonne
conscience, parce qu’elle sent peser sur elle le fardeau du
devoir. Mais ce que
personne ne semble remarquer, c’est la symétrie de l’attitude avec la bonne
conscience. Nous l’avons vu, quand l’ego ne parvient pas à se
faire valoir dans
la gloriole et l’ivresse de la volonté de puissance, il peut encore réussir à se
faire valoir en se construisant une identité de victime et se doter de
l’identité de la mauvaise conscience. Se raconter en permanence des histoires de
honte et de culpabilité, c’est au moins se persuader qu’on est quelqu’un que la
vie a cruellement accablé. « Ah Dieu, s’il existe, pourquoi m’a-t-il fait comme
je suis ! » Elle aura beau s’être produite vingt ans auparavant, plus l’histoire
est lamentable et plus elle produira d’effet. Rien de tel que la mauvaise
conscience pour renforcer l’ego, tout le monde n’y verra que du feu.
S’imaginer que cette conscience confuse et torturée puisse être « bonne »,
qu’elle soit la conscience morale authentique, c’est encore se leurrer. Le
ressassement des malheurs passés n’a jamais donné à un être humain davantage de
bonté, c’est au contraire le chemin le plus direct pour cultiver la
haine de soi
et la haine de soi conduit à la haine d’autrui. L’auto-accusation, l’apitoiement
sur soi-même ne rendent pas meilleur. Ne donne pas la bonté. Comme le dit
souvent Krisnamurti, il faut regarder toute cette histoire de l’ego d’un seul
coup d’œil, voir toutes ses manigances et les observer en face. Pour les
faire disparaître. Comme la rosée du matin lave les feuilles de la rose. La
bonté ne prend naissance que dans un cœur simple.
2) Encore une fois, la lucidité ce n’est ni s’identifier (ce qui est très tentant dans la bonne conscience), ni condamner (ce qui est très facile dans la mauvaise conscience). C’est observer et observer avec une très grande attention. Voir ce qui est sans détour. En témoin impartial. Ce qui n’exclut pas la chaleur du sentiment, car nous ne comprenons vraiment que lorsque le cœur y est. L’intelligence vraie n’est pas la froideur de la raison pure, ni l’esprit tordu qui se délecte de trouver de la noirceur. L’intelligence vraie est sensible, pas glacée et calculatrice. Nous l’avons déjà montré, l’essentiel dans la lucidité, c’est de voir le fonctionnement de l’ego lui-même. Et ici dans la bonne conscience, comme dans la mauvaise conscience. Il s’en faut donc de beaucoup pour que la « conscience morale » soit la même chose que la conscience, qu’elle soit vraiment consciente et identique à la lucidité. Ce n’est pas vrai. On n’en n’a pas fini avec la lucidité quand on croit la posséder de fortes valeurs et une posture moralisante. Car c’est dans la posture moralisante que l’ego se cache le mieux. Il est presque indécelable, tant il est paré d’atours socialement justifiables. Mais surtout, il est tellement bien déguisé qu’il nous empêche de nous voir nous-même tel que nous sommes présentement. C’est-à-dire Maintenant. De voir ce qui est, pas ce qui « devrait être ». Si nous observons attentivement, nous aurons peut être la surprise de constater que notre « bonne conscience » ou notre « mauvaise conscience », recouvre (c’est toujours ce que fait l’illusion) des motivations plus troubles. Assez égotiques.
Par exemple
– cela peut arriver parfois – le chagrin de la
séparation d’un être cher, tout sincère qu’il paraisse,
peut dissimuler en fait un apitoiement sur moi-même d’avoir été dépossédé
de celui, ou de celle, qui devait m’appartenir. Qui était peut être pour
moi un instrument, ou un faire-valoir, ou même un moyen de pouvoir. En apparence
je pleure sur l’autre en m’affligeant sur son malheur, mais en réalité, ce qui
m’afflige c’est d’avoir été dépouillé de celui ou celle que je croyais
posséder. Si la compassion était sincère, elle recevrait à l’identique
toutes les souffrances et pas seulement les miennes. Si c’était le cas, la
souffrance serait encore là, mais sans la crispation égotique, je pourrais
accepter, faire mon deuil, laisser le changement à lui-même sans faire
obstruction. Mais la situation est différente quand quelque part, sans que je le
remarque trotte l’idée : « qu’est-ce que je vais devenir moi, sans lui
(elle), j’avais tellement investi, et la mort me l’a volé. J’ai
perdu ma mise et mon pouvoir et cela me déchire ». Ce que bien sûr nous
ne dirons pas. Mais le chagrin est alors
hypocrite.
Ce que nous venons de résumer est une scène tirée de La Révolution du Silence de Krishnamurti. L’alternative au début du dialogue est : « vous voulez la vérité ou bien des consolations ? Si vous voulez des consolations, il y a toutes sortes de gens pour les distribuer. Mais si vous voulez la vérité, il va falloir regarder profondément en vous-même pour y voir clair ». Juste ce qui est. Nous sommes toujours prêts pour les consolations, mais pour la vérité, que nenni ! Et pourtant seule la vérité libère (ce qui a lieu dans le texte cité). L’honnêteté avec soi-même est la seule manière de mener une vie authentique. Et moralement intègre. La vérité, pas la bonne ou la mauvaise conscience. Ce qui veut dire que la prétendue conscience morale n’est pas si consciente qu’elle le prétend. D’ailleurs, autant d’insistance à vouloir se justifier ou à s’accabler soi-même devrait nous mettre la puce à l’oreille.
Il y a un passage de l’Emile que nous avons commenté plus haut (texte) qui est anti-kantien, où Rousseau explique que nous servons de notre raison pour marchander avec la voix de l’âme, « trop souvent la raison nous trompe » et il faut bien comprendre pourquoi. Les subtilités du raisonnement sont très en vogue chez les casuistes, comme autant de moyen de détourner l’esprit de la vérité. Et il faut bien comprendre à la racine, que dans cette histoire l’ego, c’est le casuiste en chef ! Il n’a aucun intérêt à ce que nous découvrions son manège, alors il nous incite… à discuter à perte de vue. Histoire de noyer le poisson.
Peut importe le contexte, le même schéma psychologique se retrouve partout. Ainsi s’explique par exemple toutes les compromissions religieuses pour renforcer la bonne conscience, alors que dans les faits, il y avait manipulation, cruauté, manigance et barbarie. Bien pire que le trafic des indulgences dénoncé par Pascal dans Les Provinciales. La machine à fabriquer de la bonne conscience a tourné à plein régime pendant les Croisades. On a pendant l’Inquisition écartelé, torturé, brûlé, pour le « salut des âmes ». (texte) Il en est de même quand l’idéologie politique apporte sa caution morale à toutes les atrocités que l’on est droit de commettre en son nom… en toute bonne conscience ! Mais sans la moindre lucidité et dans un aveuglement qui rétrospectivement paraît complètement incompréhensible. Même la démence de l’Histoire peut encore se payer une bonne conscience.
Le prix, c’est l’argument d’autorité. Ce que je ne ferais pas de moi-même si, comme dit Rousseau, j’écoutais en moi la voix de l’âme, mais je peux le faire s’il y a des gens hiérarchiquement supérieurs, compétents, investis d’une forte autorité qui me disent quoi faire. Voyez la leçon à ce sujet. Des religieux, des politiques, des scientifiques, un haut gradé, un chef, peu importe, du moment que l’on me dise que c’est bien. Dans l’expérience de Milgram étudiée plus haut, bien d’envoyer la décharge électrique de 350 volts dans les électrodes de celui qui s’est trompé. J’ai ma conscience morale pour moi, j’obéis aux ordres du monsieur en blouse blanche, mais en parfaite inconscience en réalité, ne voyant pas que ce qui se passe réellement, - la vérité - que je suis en train de torturer quelqu’un. Il faut une sacré dose d’absence pour ne pas le voir, il y faut tout un attirail d’auto-justifications pour aller a contrario du fait réel qui est là. Donné à même la sensibilité. « C’est votre devoir de mener l’expérience jusqu’au bout, appuyer sur le bouton ! » Bon, alors, si c’est mon devoir ! Montons encore un peu plus le curseur tant qu’on y est! Et on va monter jusqu’où le potentiomètre des décharges électriques pour qu’il y ait un sursaut de lucidité dans l’esprit du participant ? Pour qu’il se réveille de son amnésie sensible? Pour qu’un éclair de conscience vienne illuminer sa pseudo vigilance ?
Arrivé en ce point, nous ne pouvons pas éviter de poser le problème qu’Hannah Arendt a vulgarisé dans l’expression la banalité du mal. Nous avons vu précédemment qu’il y avait une sorte de fascination dans la pensée occidentale pour l’intention du mal. Nous avons examiné le débat de la position de Saint Paul contre Socrate. Disions que c’est assez caractéristiques des Religions du Livre. Si nous pensons que le mal réside dans une intention maligne, nous serons bien sûr porté à le chercher dans une figure démoniaque d’envergure énorme. Un diable contre Dieu. C’est la thèse de la monstruosité morale que nous avons étudiée avec Dan Simmons. Or ce qui est étonnant dans Eichmann à Jérusalem, c’est qu’Hanna Arendt en arrive à une conclusion très différente.
1)
Rappelons les faits. 15 ans après la fin de la seconde guerre mondiale, le 11
mai 1960, Adolf Eichmann,
qui avait été un fonctionnaire du régime nazi, est arrêté à Buenos Aires et
enlevé par les services secrets israéliens. Le Mossad. Il subit plusieurs mois
d’interrogatoire et s’ouvre enfin son procès à Jérusalem. Hannah Arendt vient
couvrir l’événement pour des journaux américains. C’est ce compte-rendu qui sera
ensuite publié sous forme d’un essai historique avec un sous-titre saisissant
Rapport sur la banalité du mal. Il fallait quand même oser, vu le contexte
de la proximité de la guerre, l’extrême nihilisme dans lequel elle avait
précipité l’humanité, la tentation était bien évidement de penser dans une
logique qui consistait à diaboliser les criminels nazi. A leur prêter une
carrure de « génie du mal », d’incarnation du « mal
absolu », toutes ces figures démoniaque que le cinéma adore aujourd’hui.
Ajoutons que le contexte politique y était aussi pour beaucoup. Ben Gourion aux
commandes dans son discours inaugural mettait l’accent sur la défense du peuple
Juif et sur ce que la Solution Finale impliquait à titre de compromission de la
part des États qui avaient contribué à l’extermination des Juifs. Dont
l’Allemagne, qui devait s’acquitter d’une réparation de 737 millions de dollars.
Or ce que
Hannah Arendt découvre dans la personne d’Eichmann, (texte) ce n’est pas une figure
maléfique pour le cinéma, c’est le type complètement banal du fonctionnaire
efficace, qui obéit
aveuglément aux
ordres sans jamais les remettre en question. (texte) Un fonctionnaire, donc un type qui
« fonctionne » sous les ordres. Comme un technocrate qui suit la technique sans
jamais se poser de question. Un gratte-papier rond de cuir, sans la moindre
imagination et sans grande intelligence, incapable de dire autre chose à son
procès que des stéréotypes convenus, et de raconter sa frustration de n'avoir
jamais pu vraiment fait carrière dans l'administration. Langage basique et
personnalité sans envergure. Rien à voir avec un « génie du mal » et il est
évident qu’il n’y avait aucun sens de diaboliser à l’excès cet homme de la
platitude, un « falot dépourvu de pensée » selon Arendt. On a beaucoup
discuté autour de cette question. Il n’entre pas dans nos analyses de développer
des débats historiques et des polémiques. Ce n’est pas l’objet ici. On a pu dire
qu’à la lecture des documents publiés, des biographies, il n’y avait pas de
doute, Eichmann, c’était bien le bureaucrate type, mais ambitieux, et imprégné
jusqu’à la corde de l’idéologie nazie, mais cela ne le rend pas plus intelligent ou
diabolique au sens exceptionnel qu’on aimerait lui donner. Ce n’est pas non
plus contradictoire avec le portrait qu’en brosse Hannah Arendt. Bien au
contraire. Des fonctionnaires efficaces de ce genre on en a vu dans pas mal de
régimes. On peut être efficace (redoutablement efficace comme dit
Krishnamurti) et fanatique (texte) en même temps.
Arrêtons nous plutôt sur la notion de banalité du mal. Selon Claude Klein, Arendt aurait découvert la notion de « banalité du mal » suite à une discussion avec son ancien mari, Günther Anders. Ce qui est très intéressant pour mieux cerner ce qu’il faut entendre par « banalité ». Nous avons vu les thèses de L’Obsolescence de l’Homme. Anders pratique effectivement une phénoménologie de la banalité d’une manière plus radicale encore que Heidegger. Le soin qu’il apporte à noter des conversations ordinaires, à décrire par exemple l’irruption de la chose « télévision » dans la vie quotidienne est remarquable. Voyez son chapitre sur la bombe atomique où il décrit l’étrange inconscience qui a permis son développement. Voyez l’émergence de ce qu’il appelle l’existence fantomatique. Il y a peut être une vue plus pénétrante de la banalité chez Anders que chez Hannah Arendt.
Pour
comprendre la reprise qu’Hannah Arendt fait du concept, il faut se tourner vers
un autre de ses livres, la
Condition de l’Homme moderne. L’homme banal y est
l’antithèse du héros. Le héros antique, comme Achille, s’affirme
au-delà de lui-même dans le domaine public, non seulement il agit en élargissant
le domaine public, mais c’est aussi un homme qui parle de ses actes. Comme
Homère raconte Ulysse. Le héros est un homme de parole et un homme de courage.
Tout le contraire d’Eichmann. Qui n’est ni un acteur véritable et il
ne « parle » pas, il fait que radoter de la phraséologie nazie. Il ne la
« pense » pas vraiment. Il est encastré dans un système idéologique de pensées
toutes faites qui pense à sa place. Pour Arendt, alors que le courage est la
vertu politique orienté vers le monde et enveloppant les autres, la figure
d’Eichmann se comprend à rebours, un laquai ambitieux, plutôt lâche parce que
très obéissant, bien instrumentalité et conditionné par le régime, bref, un
anti-héros. Indifférent à l’autre, ne voyant que la planification, La Solution
Finale. Très explicitement Arendt parle d’un individu figé dans son
égoïsme, ce qui est très cohérent avec ce que nous venons de montrer.
Mais attention, il ne faudrait surtout pas tomber dans le contresens et penser
qu’elle cherche à disculper Eichmann, cela n’excuse pas
l’horreur de ses actes.
Certainement pas. La responsabilité n’est pas diminuée
d’un iota. Il n’est pas sûr que nous ayons une compréhension correcte de
l’envergure de ce qui s’est passé dans l’amplification monstrueuse des
criminels. L’erreur, c’est non seulement de passer à côté de la complexité, mais
aussi en quelque sorte d’isoler le mal dans quelques figures. Mais ceux-là ne
sont pas séparables de tous
les autres. On peut même aller plus loin et dire que la tragédie qui s’est
consommé dans la seconde guerre mondiale concerne toute l’humanité qui a alors
pu contempler son insanité la plus démentielle.
2) Ce qui est proprement nouveau et ahurissant, c’est de porter un regard sur ce visage du mal que nous ne voulons pas voir, ce mal qui n’est pas dans l’exceptionnel, ni dans la perversité du psychopathe, du tueur en série, dans le machiavélisme politique à grande échelle, la planification totalitaire, mais dans la banalité insipide. Le mal dans l’inconscience ordinaire la plus triviale qui soit. A l’opposé de ce que le cinéma d’action montre avec ses supers héros et ses supers méchants, ses boucheries spectaculaires et ses massacres à la tronçonneuse. La banalité du mal est moins visible, mais elle est pourtant tout autant réelle.
Et si on ouvrait les yeux sur la vie ordinaire pour la regarder en face ? D’une certaine manière, penser sous l’angle du « Mal absolu » nous arrange, cela permet de masquer les compromissions les plus banales, dans la vision d’Arendt, la froide mécanique de destruction des fonctionnaires zélés, « qui n’ont fait que leur travail !» comme ils disent. « Qui ont obéi aux ordres !» comme ils disent. Et ceux-là sont légions. Il est très facile de voir le mal dans une figure comme celle d’Hitler, (on trouve cela dans toutes les copies du bac : c’est devenu banal) mais justement cette fascination pour l’exceptionnel nous cache ce qui est tout près de nous, ce qui est en nous. Le mal dans la banalité existentielle.
Et
la question revient : la figure de l’autorité,
qu’elle relève d’une soumission, ou qu’elle soit endossée, explique-t-elle le
passage à l’acte qui fait d’un homme ordinaire, un bourreau ? L
’expérience
de Milgram semble le montrer. L’expérience
de la prison de Stanford le confirme. Elle a été conduite en 1971 par Philip
Zimbardo, un psychologue qui a monté une expérience où des étudiants devaient
être consignés pour 15 jours dans un bâtiment, les uns jouant le rôle de
gardiens, les autres de prisonniers. Mais ils n’ont même pu tenir la durée
prévue. Au bout de quelques jours, les gardiens se livraient à des actes de
brutalité et d’humiliation et on a vu apparaître un chef dominant assumant le rôle
de maton avec un zèle très inquiétant. Au bout d’une semaine, il fallu tout
arrêter. Zimbardo soutient que le seul fait de porter un
uniforme et de se voir confier un rôle très
fonctionnel dans un lieu inhabituel, sont des conditions suffisantes pour que le
sympathique étudiant du début devienne à la fin un tortionnaire. C’est ce qui
l’amène à penser que l’on ne doit pas chercher plus loin les raisons des
exactions commises par les soldats dans la prison d’Abou Ghraib en Irak.
Mais ce n’est pas le fin mot de l’histoire. Le consensus veut que tout le monde puisse céder à l’ascendant de la conscience collective générée par un groupe quel qu’il soit. Mais l’obéissance passive ne suffit pas, car, nous l’avons vu, ce sont les croyances qui portent les actes. Donc avant tout l’idéologie. Mais le problème, c’est que si nous disons cela, nous devons aussi inclure la morale. C’est exactement ce que nous venons de suggérer plus haut : « si c’est mon devoir, alors… ». Il est indiscutable que dans l’expérience de Milgram, il y avait certes le scientifique en blouse blanche qui disait : « vous devez continuer l’expérience !», mais pour que le sujet se persuade qu’il doit continuer à administrer des décharges électrique, il doit se donner des raisons morales : je dois le faire, parce que c’est bien de participer à une expérience scientifique, à une expérience qui va faire progresser la science, je dois le faire… Impératif catégorique !! De même, le bourreau, dont nous avons parlé plus haut, qui devait allumer le bûcher pour brûler la sorcière, pensait qu’il devait le faire, que c’était bien dans la mesure où, selon ses croyances, « les sorcières sont mauvaises, elles sont les instruments du démon etc. ». Pour des raisons morales qui tenaient aux mœurs de son époque.
En fait on
ne peut pas dire que tel ou tel homme que l’on dit « mauvais », ou telle ou
telle femme que l’on dit « mauvaise », soient dépourvus de morale, ce qui n’est
pas le cas. Chacun conserve le sens du devoir, porte
des valeurs et a le sens des
règles et des interdits, (après tout, dans
la mafia il y a aussi un code de l’honneur, des règles et un sens élevé du
devoir). Néanmoins, dans un contexte précis et
sous couvert de justifications morales, chacun parvient à légitimer un
comportement cruel, causant de grandes souffrances. Et c’est par le biais d’une
sorte de moralisation interne, en
fournissant moult raisons, que l’on va appuyer la cruauté, en étourdissant
sa propre sensibilité. Le VRP qui pique une « sainte » colère devant sa
télévision contre la corruption des politiques, c’est peut être le même qui le
matin, avait escroqué un couple de personnes âgées dans le besoin, en leur
vendant un canapé avec un coût du crédit faramineux. « Oh des gens vraiment très
gentils, adorables, et qui ne demandaient rien à personne ! » Mais, comme on
dit, « les affaires,
c’est les affaires ! Le chiffre, c’est le chiffre etc. » C’est là que nous
mesurons l’importance du voile d’inconscience qui peut recouvrir
une conduite. Et ce qui est très désagréable à entendre, c’est que pour
s’avancer à couvert, l’ego se drape très facilement sous un discours
moralisant.
Il faut donc descendre dans la banalité. On y trouvera l’inconscience ordinaire. Ce qui pose des questions complètement inédites. A la limite, le criminel endurci, rassure, il cache le tyran familial, le kapo sous complet veston du supérieur hiérarchique en entreprise, les mesquineries de la vie quotidienne, la malveillance, l’agressivité gratuite, le sabotage de la négativité etc. Bref, tous les comportements sans amour que nous pouvons avoir. Tout bien compté qui cause le plus de souffrance ? Les paumés qui n’ont plus que la violence pour lancer un appel à l’aide ou les citoyens respectables qui par millions se rendent la vie infernale, (texte) mais n’ont jamais de compte à rendre ? Si nous avions les moyens de mesurer la somme de souffrance produite par l’humanité, est-il bien sûr que ce seraient les criminels endurcis qui en auraient la plus grande part ? Pas sûr. Cela n’excuse évidemment personne, mais la notion de banalité du mal modifie la donne. Elle lève un coin du voile, et c’est précisément là que la lucidité intervient. Si nous voulons aller très loin dans la visée d’une vie bonne et éclairée, il faut commercer très près. Ici et maintenant, là où nous sommes, dans notre conduite au quotidien. Ce n’est pas une envolée lyrique dans la mystique, mais si le bien ne s’épanouit pas ici et maintenant dans les petites choses il n’est nulle part.
D’où l’importance de la connaissance de soi. Le moraliste aura tendance à en faire une catégorie à part, dans une boîte rangée sur une autre étagère, la boîte « psychologie", « introspection », la boîte « sagesse orientale » ou une autre. Comme s’il n’y avait pas de rapport ou bien que le rapport était suffisamment vague pour que nous puissions ne pas en tenir compte en nous tenant à des principes solides dans la conduite de la vie. Mais c’est une erreur, car c’est exactement ce qui permet de ne pas prendre conscience de ce que l’ego trafique en sous-main. Un processus très subtil par lequel il nous coupe de la totalité et il nimbe d’inconscience la plupart de nos conduites.
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Hannah Arendt disait que le Bien (texte) seul avait profondeur et intelligence, le mal confine à la bêtise car il n’a aucun sens de la totalité. De l’unité de ce qui est. En un sens du mot, que l’on rencontre chez Heidegger et Arendt, l’artisan du mal ne « pense » pas. Ce qui s’entend philosophiquement. Mais, dans un autre sens, il pense beaucoup, idéologiquement. Et cette pensée là n’est jamais ni vraiment consciente, ni intelligente. Pensée aveugle. Pensée aveuglante. Mais oh combien active, frénétique et techniquement organisée ! Tout à fait capable de se doter de bonne conscience, d’être tellement dans l’auto-persuasion égotique, qu’elle pourra même repousser la mauvaise conscience. Et cependant, la polarité joue, une fois la dualité engagée, il faut ensuite la supporter, quand bien même la duplicité nous minerait de l’intérieur un peu plus chaque jour.
Mettre au jour cet aveuglement sur soi est lucidité. Ce qui n’est pas possible si nous sommes jeté dans la pensée aveugle et identifiée à elle. Tous les processus égotique induisent une forte identification, si bien que se réveiller vraiment, c’est secouer l’identification et la voir en tant que telle. Cet éveil n’est pas simplement la vigilance ordinaire, préoccupée, tournée vers l’objet et inconsciente d’elle-même. C’est un insight, une vision en profondeur, non-duelle qui voit d’un seul coup tout le tableau et qui fait éclater la vérité. La présence indéfectible. Qui n’est pas une conscience morale, mais la Conscience tout court.
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Questions:
1. Doit-on cultiver les remords?
2. Peut-on dire que la mauvaise conscience nous rend d'avantage moral?
3. Pourquoi est-il nécessaire de faire un examen critique de la bonne conscience?
4. La prise de conscience consiste-t-elle à faire le tri entre de bonnes et mauvaises intentions?
5. En quoi la volonté de diaboliser la volonté humaine est-elle une démarche erronée?
6. Sur quel plan le moralisme peut-il se justifier?
7. La conscience morale peut-elle se comprendre en dehors de tout a priori théologique?
© Philosophie et spiritualité, 2013, Serge Carfantan,
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