Nous utilisons souvent l’expression « en réalité », pour souligner une opposition par rapport à une représentation qui est fausse, qui n’est que fondée sur l’apparence, ou carrément de l’ordre de l’illusion. Nous pouvons dans un premier temps croire qu’une représentation est correcte, mais à l’examen, il peut s’avérer que les choses ne se passent pas du tout comme nous l’avons cru tout d’abord, de sorte qu’en réalité, elles ne sont pas telles que nous avons pu croire qu’elles étaient. Sur cet usage du terme réalité, il n’y a rien à redire et il doit même être défendu comme les négateurs, révisionnistes ou les fanatiques de tous bords. Celui qui n’est pas capable de rectifier ses jugements, de reconnaître ses erreurs quand il s’est trompé a cessé d’être intelligent.
Maintenant, préciser en quoi consiste la réalité, c’est une autre paire de manche. Le mot réalité nous renvoie à res en latin, la chose et serrait correctement rendu si nous disions que la réalité, c’est la choséité de la chose, ce qui n’est pas clair du tout. Une chose est réelle quand elle possède une existence concrète qui, de fait, se rencontre dans l’expérience que nous en avons par le biais des sens. Le trousseau de clés est pour moi réel parce que si je mets la main dessus, je ne vais pas passer à travers. Si c’était un hologramme, ce ne serait pas un trousseau de clés réel mais juste une image tridimensionnelle. Il n’empêche que même dans ce cas, le phénomène a encore une réalité, mais avant de poser la main dessus, mes constructions mentales à son sujet étaient fausses. La chose essentielle qui était à l’œuvre dans le phénomène, sa réalité, je n’en avais encore aucune idée.
Que voulons-nous dire quand nous invoquons la réalité ? La réalité, est-ce l’existence telle qu’elle serait, en dehors de l’esprit ? Ou bien, n’est-ce pas plutôt ce que nous sommes collectivement portés à reconnaître comme vrai ? Pour qu’une chose soit réelle, faut-il nécessairement y croire ?
*   *
*
Afin de rendre justice au terme « réalité » dans toute son extension, il importe par-dessus tout d’en explorer la dimension collective, l’assise individuelle et le fondement dans l’expérience. Il faut une patience toute phénoménologique pour décrire le monde tel qu'il est.
    1) Nous 
avons vu dans une précédente leçon que ce que l’on nomme 
réalité empirique, n’est pas 
différent de ce que la conscience normale désigne dans l’ordre des 
faits 
et l’ordre des choses, en tant qu’il existe indépendamment de nous et 
surtout en tant qu’il s’impose massivement à nous. La « réalité » c’est 
ce contre quoi on se cogne tous les jours. La conscience commune est 
spontanément chosique, (texte) et comme elle pense la 
réalité à partir du concept de chose, elle la voit aussi comme 
matérielle. 
Rien de très « philosophique » là-dedans, c’est basique, à ras-les-pâquerettes, 
le réalisme ordinaire de l’homme qui se 
dit réaliste, sous la forme d’un postulat brutal et non réfléchi. Je me 
rends au bureau et je dois affronter un chef de service râleur, une ambiance de 
travail exécrable. C’est ma « réalité » de tous les jours. Il y a moi et les 
autres, moi et ma femme, ma belle-mère, mon patron, mon chef d’équipe, ma belle 
sœur et ce cousin casse-pieds, toujours là pour emprunter quelque chose sans 
jamais le rendre. Ma « réalité »
quotidienne, c’est ce 
monde de conflits permanent, cet ennui, cette grisaille, avec parfois quelques 
bons moments, une sorte de répit dans la lutte quotidienne. Ma réalité, c’est 
l’angoisse de parvenir à boucler mes fins de mois, de recevoir encore des 
factures imprévues, d’appréhender la situation de mon fils, de ma fille 
étudiants, de m’inquiéter pour leur avenir. Ce que j’appelle « réalité », c’est 
l’agression que je subis tous les jours à travers les événements de l’actualité 
qui ne fait que confirmer le sentiment que je suis bien dans un monde de 
lutte, 
de séparation, de rivalité, de violence, dans un monde qui est réel par la 
difficulté d’y vivre, par l’effroi permanent que l’on y éprouve. Cette réalité 
est très humaine. Et ne même temps tellement conflictuelle, violente, 
cruelle, que le sens commun adjoint le plus souvent au mot réalité un 
qualificatif : la dure réalité du monde. Si la 
réalité est dure, elle implique nécessairement un besoin extraordinaire de 
compensation : la 
fuite dans le divertissement, le 
sommeil, l’alcool, la drogue, les romans, la musique à fond dans le casque, le 
cinéma, la télévision, les spectacles comiques, les vacances, etc. pour
 
oublier  la réalité. Pour un moment… avant qu’elle ne vous rattrape ! Comme 
notre relation au réel est fondée sur la dualité irréductible de la séparation 
et de la lutte et que l’un comme l’autre génèrent beaucoup de
souffrances, il 
faut bien qu’il y ait une évasion possible, sans quoi la vie ne serait 
pas supportable. Nous serions écrasés, broyés par la réalité, et dans une telle 
extrémité, il ne resterait plus que le suicide. Qui est 
l’ultime échappatoire. Pour la conscience commune, la vie se confond avec les
 
conditions de vie et comme les conditions de vie pour la plupart des gens 
sont difficiles, alors la vie est difficile. Il faut vivre avec l’horreur de 
la situation dans laquelle on est placé. On est 
jeté dans un monde 
mauvais dans lequel on se débrouille tant bien que mal. Pour la plupart des 
hommes, le mot réalité contient une charge 
émotionnelle négative. Il 
enveloppe un défaitisme implicite. « Que 
voulez-vous mon bon monsieur, c’est comme çà ! C’est la réalité et on n’y peut 
rien ». On ne fait que subir la réalité. 
Donc, la réalité, c’est oppressant par nature. 
 
------------------------------ 
Qu’elle soit, terne, monotone, dérangeante, abrutissante, ou absurde, « c’est 
comme çà », il faut s’incliner, on ne peut rien y changer. 
2) Continuons avec un discours assez banal. Ce défaitisme, on le sent déjà très présent chez l’élève qui appréhende avec une certaine angoisse le fait d’entrer sur le monde du travail : au lycée, il est protégé, mais une fois qu’il sortira des études, c’est la « dure loi de la réalité ! » La petite voix dans la tête risque alors entretenir un monologue assez navrant.
    
Prosopopée de la négation du réel : "C'est 
la loi de 
la jungle. Il faut s’armer et être prêt à combattre ! 
Ce qui tient dans une formule : 
la vie est une lutte. 
Les plus forts seuls peuvent s’en tirer, tandis que les plus faibles doivent 
être éliminés. La réalité du monde  est par avance hostile. Alors nous 
on aménage notre monde privé, on se cherche un petit nid
douillet dans les relations affectives, ce qui 
 
ne marche pas, mais on cultive au moins le 
cocooning social. Rester chez papa-maman le plus longtemps possible, se 
faire entretenir pour demeurer en marge de la 
réalité, avec Facebook, les copains, les jeux vidéo, 
l’excitation émotionnelle des films piratés et des clips rigolos. Tout ce qui 
permet d’entretenir l’idée que la vie est « gaie » quand on peut se pelotonner 
sur le canapé avec du soda, des chips et tout le confort. Comme dans 
les séquences de pub à la télé qui donne le modèle. Ah si on pouvait s’enfermer 
éternellement dans une pub ou regarder toujours la
télé-réalité, cette télé-réalité qui… vaut 
bien mieux que la réalité ! ! On y parle de la vraie vie des jeunes avec tout 
plein d’histoires de drague, de chiffons, de maquillage et de fesse. Le 
rêve quoi ! Contre la réalité. Le rêve ordinaire et le rêve
banal. Parfaitement 
apparié avec le consumérisme ambiant. Genre décomplexé. Sortie boutiques, 
supermarché, McDo et retour  illico devant la télé ou l’ordinateur. Se 
vidanger le crâne au quotidien avec de la légèreté et 
surtout ne pas se poser de question, 
car ce serait effrayant… de revenir vers la réalité. Pour mettre à distance la 
réalité, il faut s’inventer une autre réalité, une 
réalité virtuelle, un ailleurs et un autrement. Et puisque le monde réel de 
l’état de veille est décevant ou bien 
ennuyeux, la solution c’est le rêve. 
Rêver tout le temps dans une douce et moite inconscience et ne se réveiller 
jamais. Comme dans le film Inception avec Léonardo di Caprio ! Action 
rapide, corps sublimes, rêves emboîtés et fantasmes garantis. Bon. C’est vrai 
qu’il n’est pas facile de pouvoir passer son temps à dormir, mais ce qui est 
merveilleux avec la technologie, (texte) c’est qu’elle invente en permanence des 
simulacres de rêve, consommables dans l’état de veille, les mondes
virtuels. Elle nous débarrasse des trois 
dimensions du réel ordinaire pour nous offrir une
quatrième dimension virtuelle. Il 
est donc possible, (enfin, il faut tout de même avoir de l’argent pour cela), de
prendre sa revanche contre la réalité et de vivre sous perfusion dans du 
rêve. Tiens, il faudrait que l’État distribue gratuitement des
pilules pour 
que tout le monde puisse y avoir droit. Ménager des alcôves confortables, avec 
des tubes pour se nourrir en intraveineuse, 
un peu comme dans Matrix, de 
manière à ce que l’on puisse rêver sa vie, très loin de la réalité insupportable 
du monde. La réalité ? Tirons un trait dessus. C’est… pas intéressant… On ne la 
regarde plus et on n’y fait même pas attention. Quel que soit l’endroit, quel 
que soit le lieu, c’est tellement plus excitant de pianoter sur son téléphone 
portable ! Exit les paysages ! Exit l’étude ! Exit les 
gens ! Exit le monde 
réel ! Le monde réel ? Rien à cirer ! Il n'existe pas. 
A chacun de s'inventer 
sa réalité et c'est tout". 
    3) Même avec 
une bonne dose de frime et de proc’, le délit de fuite devant la réalité ne peut 
faire illusion. Quand la recherche des échappatoires est devenue chronique, 
c’est que 
cela va vraiment mal et on peut légitimement se demander qu’est-ce que 
nous avons bien pu faire pour en arriver là. Malaise profond. (texte)
Maladie de la vie comme dit Michel 
henry dans La Barbarie. (texte) 
On ne peut pas tricher avec la souffrance humaine. 
Dans la mesure où la souffrance est vécue, dans la 
mesure où elle est endémique, elle est réelle et c’est bien ce qu’il y a 
de plus poignant dans le tableau.  Quelles qu’en soient les causes, et même 
s’il était avéré qu’elles sont en définitive 
illusoires, s’il y a un déni que nous ne pouvons pas nous permettre, un 
déni dont le cynisme serait criminel, c’est bien le déni de la souffrance 
humaine. Et il serait un peu simplet de vouloir relativiser sur le plan 
culturel (texte). 
Il suffit de voyager un peu de part le monde pour constater qu'à ce moment de 
notre Histoire, la souffrance est si largement 
répandue (texte) 
que l’on doit reconnaître que la conscience de l’humanité est malade. Laissons 
donc de côté les niaiseries historiques qui prétendraient pointer du doigt on ne 
sait quel paradis perdu dans une époque révolue. Le 
passé n’est pas réel, et la réalité est forcément présente, ou le mot ne 
veut plus  rien dire. Idem pour le futur qui 
n’est pas réel non plus. Il y a le fait de notre
situation actuelle et la souffrance en fait 
partie. C’est même un très bon indice de la 
réalité et qui pointe vers l’état présent du monde.
 
------------------------------ Si donc nous 
voulons comprendre ce que signifie ce mot réalité, il est indispensable 
de voir le monde tel qu’il est, sans se voiler la face, 
sans déni, ni dérobade, sans condamnation 
sommaire, ni flatterie idéalisée. La lucidité 
inscrit la conscience dans le réel, mais elle n’est pas un exercice routinier. 
Mais lorsque le mental voit qu’il ne peut plus discuter et se complaire dans le
déni, il bascule souvent dans une autre forme 
de complaisance, celle du défaitisme. Il 
saute de l’un à l’autre, de sorte qu’il est ardu de tenir le juste milieu d’une
observation neutre et
impartiale. Celle de l’intelligence 
en éveil. Le regard qui nous met en présence du réel. Il est difficile 
d’observer sans juger ni 
préjuger, sans faire intervenir une 
interprétation qui fait écran. Rencontrer ce qui est comme on 
toucherait un arbre de la main dans un état d’étonnement, 
de découverte et d’ouverture. 
Avec un élan chaleureux de sympathie qui accueille sans rien rejeter. 
    Ce que nous 
oublions, ce que le défaitisme avale sans jamais poser de question, c’est que
la réalité est de part en part constituée et 
construite dans la 
conscience et n’existe pas en dehors d’elle. Le monde commun des sujets à 
l’état de veille est la réalité 
constituée et construite par la 
conscience collective de l’humanité. De même, notre monde privé est aussi le 
monde que nous  construisons et que nous constituons de l’intérieur. Or ce 
qui est construit peut se fissurer, s’effondrer, être déconstruit et recréé. La 
réalité du monde commun n’est pas monolithique et inamovible. Elle est 
travaillée par le temps et ce que 
le 
temps a fait, il finit toujours par le défaire. Bien sûr qu’il faut accepter les choses 
telles qu’elles sont, mais cela ne veut pas dire 
subir ou se résigner. L’acceptation ouvre 
l’opportunité d'un changement conscient, du choix d’une recréation à neuf. Le déni ferme la porte de 
toutes les possibilités.
1) En quel sens peut-on dire que la réalité est une construction ? C’est une idée à la mode chez les sociologues, selon certain d’entre eux, la réalité est une construction sociale. Le constructivisme social est un courant interne de la sociologie lié à un ouvrage paru en 1966 de Peter L. Berger et Thomas Luckmann The Social Construction of Reality. L’idée générale est que l’être humain ne pense la réalité qu’à travers les constructions mentales qu’il a reçues au sein de sa culture. Ce que nous appelons « réel » dans la conscience normale, n’est pas du tout une observation directe, mais désigne ce qui est identifié, interprété et reconnu comme réel, à travers tout un savoir préalable d’origine sociale. Bien que le sens commun se déclare volontiers objectif et réaliste, en fait il se fonde sur un point de vue qui largement subjectif ou mieux intersubjectif. Mais il ne s’en rend pas compte. Quand nous regardons la télévision, quand nous écoutons la radio, quand nous lisons les journaux, nous voyons partout brassés des concepts qui sont toujours pris comme étant la réalité : l’État, la nation, la citoyenneté, la monnaie, le marché, le consommateur, le producteur, l’exploitant agricole, l’électeur, le réfugié, le marginal, le féminin et le masculin etc. Chacun d’eux est une construction mentale qui est le produit d’une représentation socialement construite. Cela veut dire qu’ils sont porteurs d’une élaboration complexe soutenue par la conscience collective dans une culture donnée et à une époque donnée.
    En est-il de 
même de la représentation scientifique de la réalité ? Incontestablement, ce que 
Thomas Kuhn appelle science normale 
 partage les mêmes caractéristiques. La science, telle qu’elle est enseignée, 
est précisément la forme la plus normative et la plus élaborée de ce que nous 
appelons « réel ». C’est sur elle en dernier recours que nous nous 
appuyons pour déclarer qu’une chose, qu’un événement sont « irréels », ou ne 
sont que des « illusions ». Collectivement, la science se présente à nous 
comme un ensemble de conventions mises en forme dans des 
théories produites par une culture spécifique, dans des conditions qui sont 
historiques et en dernier ressort idéologiques. Mais ce n’est pas du tout de 
cette manière que l’homme dit « normal » la voit, car la propension la plus 
commune de l’intellect est de faire des 
hypothèses scientifiques des vues très arrêtées et définitives. Des dogmes. 
Une vision plus en profondeur de l’histoire des sciences montre qu’à l’évidence 
la science demeure un discours et un savoir par définition relatif et limité. 
Mais c’est un discours qui a été promu au rang d’infaillible
autorité, quand bien même, si on y 
regardait de plus près, on verrait qu’il est le sous-produit du bouillonnement 
d’opinions politiques, d’enjeux économiques et techniques, (texte) 
de visée militaristes, de visée de profit, de débats idéologiques (texte) 
d’une époque autant que des rivalités et de pouvoirs au sein de la communauté 
scientifique. On peut toujours faire des rationalisations par-dessus les 
théories scientifiques et croire que les pures « théories » (texte) 
existent de manière pure dans le pur esprit des scientifiques et ne font que 
dialoguer avec les « faits » purs eux aussi. Mais cette manière abstraite de 
voir fait l’impasse sur la pression constante qu’exercent à travers les 
institutions l’idéologie et les 
ramifications 
tortueuses de la volonté de puissance. (texte) 
La science « pure » n’existe pas, il n’y a que de la science impure, dont 
l’impureté est justement tout le poids des déterminants sociaux qui pèse sur 
elle. Ce n’est pas par abus de langage que l’on parle de science orthodoxe et 
d’hérésie scientifique ! C’est tout à fait justifié. Ce sont les mêmes enjeux de 
pouvoir que l’on trouvait au Moyen Âge autour de l’interprétation des 
Textes Sacrés qui sont encore présents dans la défense de l’orthodoxie 
scientifique contre toutes les hérésies. La science dite « normale » affiche 
des prétentions à la vérité qui font appel à des normes qui sont aussi les 
siennes et qu’elle prescrit par avance, ce qui tourne en
cercle. Kuhn a tout à 
fait raison, une approche historique et sociologique des sciences est 
indispensable et elle révèle à quel point la science normale est une 
construction collective de ce que nous appelons « réel ».
Il y a une petite histoire racontée dans le documentaire Que savons-nous vraiment de la réalité ? Quand Christophe Colomb est arrivé sur les îles d’Amérique, les indigènes n’auraient d’abord pas « vu » les Caravelles. Du point de vue de leur culture, elles ne pouvaient pas d’emblée être « réelles », car ils n’avaient pas les concepts permettant de les identifier. Ce n’est qu’ensuite que le shaman a pu les montrer et il les a montré en s’appuyant sur la croyance selon laquelle les dieux devaient un jour venir les visiter dans des vaisseaux. Les conquistadors ont donc été « vu » comme des « dieux » dans une légende qui leur donnait un statut de « réalité » et ils ont été traités comme tels. Ce qui a coûté très cher en violences, en massacre et en pillages par la suite.
    Ce qu’il 
faut en déduire, c’est que  ce que nous appelons réel est une représentation 
qui
est 
le résultat d’un consensus présent dans la conscience collective, le réel est 
prédéterminé par le savoir admis et les
paradigmes reçus. L’idée de réalité est 
 
prédéterminée par un conditionnement social. Ce qui veut dire 
immanquablement qu'elle enveloppe des jugements, des
croyances, des 
préjugés et des préjudices qui ne sont pas repérés en tant que tels.
2) Maintenant, en quel sens la réalité est-elle constituée ? Il ne suffit pas de déclarer en l’air que la réalité est "objective". L’objectivité contient une présupposition de la réalité de son objet qui tend à évacuer le statut du sujet qui pose cette réalité. Les choses, les événements ne viennent pas taper au carreau pour nous dire qu’elles sont réelles. C’est nous, en tant que sujet qui posons la réalité. Il ne peut y avoir d’objet sans sujet. Il ne peut exister de réalité sans conscience de la réalité. Plus exactement, il n’a pas d’observé sans observateur et sans processus d’observation.
    Ce qui nous 
reconduit à la conscience et à ses états. Nous avons appelé 
états relatifs
de
conscience 
le sommeil profond, l’état de rêve et l’état de veille. (texte)
Chaque nuit dans le sommeil profond 
la conscience se résorbe en elle-même et elle abolit l’espace-temps-causalité. 
Littéralement elle n’est plus conscience de rien, elle est
Vacuité et elle a effacé toute réalité. En 
entrant dans l’état de rêve, le sujet 
pose une pseudo-réalité, celle 
du monde onirique, mais dans une dualité toute fictive, 
puisque le rêveur construit le rêve de l’intérieur, il en est l’acteur, le 
spectateur et  le metteur en scène. Cependant, la déclaration selon laquelle 
le rêve est une pseudo-réalité ne peut être tenue par le rêveur lui-même, car il 
vit le rêve comme une réalité. L’état de rêve déroule un défilé de
vécus, tout comme l’état de 
veille. Ce n’est qu’à partir d’un éveil supérieur, généralement celui de la
vigilance, que l’irréalité du rêve peut 
être dénoncée. Pour le dire autrement, ce que le rêve comporte d’illusion ne 
peut être vu comme illusion que dans un état de conscience
plus éveillé. Éventuellement, ce qui 
apparaît alors c’est que le rêve dans sa totalité était une illusion. Ce qui 
n’empêche pas qu’il ait été vécu un bon moment comme réel. Pour le sujet pris 
dans l’illusion, il n’y a justement pas 
d’illusion, il n’y a que de la réalité, que sa vie soit un cauchemar infernal ou 
qu’elle soit un agréable fantasme paradisiaque. Qu’il se soit doré la pilule 
au soleil sur une île du pacifique, entouré de beautés fleuries, version sea, 
sex and sun, ou qu’il ait vécu dans un bidonville drogué à mort, rongé par 
la faim, harcelé par des chiens, roué de coups par des hommes de mains, tout lui 
semble réel. Ce qu’il ignore et qui marque sont inconscience, c’est qu’il 
est en fait créateur de sa propre réalité. 
En basculant dans l’état de veille, le sujet accède à un monde commun, celui de tous les sujets coprésents dans l’état de veille, le seul monde pouvant être qualifié de réel parce qu’il n’est pas le monde onirique privé, mais le monde de la communication partagée, le monde de la vie. En ce sens, chaque fois que nous parlons de réalité, nous présupposons sans le dire l’état de veille et la vigilance. Sans quoi le mot « réel » ne voudrait strictement rien dire. Et c’est d’une importance si extraordinaire qu’il est indispensable de le noter et de l’approfondir. On peut toujours spéculer indéfiniment sur la « réalité », mais si on ne prend pas en compte sa constitution dans l’acte d’éveil au sein de la vigilance, (texte) on parle en l’air et on se paye de mots. Ce n’est que verbiage du mental.
    Premier 
point. Quand le sociologue constructiviste prétend laisser de côté la question 
« philosophique » de la réalité pour se contenter de partir de ce que la
conscience normale
prend pour la 
réalité, il risque de très lourds contresens. La conscience dite « normale » 
est fondée sur la vigilance, ou plutôt le 
plus souvent elle barbote quelques degrés en dessous de la
pleine vigilance. Une humanité a demi 
éveillée, ou a demi endormie, prend aisément des vessies pour des lanternes et 
se laisse facilement berner. Sous le règne de la 
comparaison, de l’envie, dans la frénésie 
extatique du désir, ou bien encore sous l’emprise de la
peur, la conscience normale est très facile à 
suggestionner et très manipulable. Comment le sociologue qui soutient que la 
réalité est une « construction » s’y prendra-t-il pour différencier la réalité 
et l’illusion ? Comment l’illusion apparaît-elle et 
comment peut elle étendre son empire ? Comment l’homme social est-il piégé dans 
les apparences et embarqué dans des illusions quand 
sa conscience « construit » tout en réalité ? N’est-ce pas avouer que la 
conscience collective elle-même entretient un processus d’illusion ?
Nous avons vu plus haut dans le cours, l’histoire du serpent et de la corde. L’illusion naît d’une surimposition de la forme mentale du serpent sur la corde, de sorte que la corde n’est pas vue pour ce qu’elle est mais elle est interprétée comme serpent. Dans l’histoire, la surimposition se répand collectivement dans une rumeur de sorte que tout le monde se met à croire dans l’existence du serpent. Et comme la croyance est bien implantée, de génération en génération, on « construit » par-dessus la réalité. Ce qui donne mata, l’opinion sur laquelle le monde dit « réel » est pensé, rêvé ; bâti, inventé, perpétué. Ainsi, l’illusion n’empêche pas la pensée de créer, mais elle crée un monde de part en part falsifié, sans fondement réel, un monde qui peut pour un temps se maintenir dans une illusion partagée : un monde qui enveloppe des jugements, des croyances, des préjugés et des préjudices qui ne sont pas repérés en tant que tels. (texte)
Second point. Le penseur à qui on laisse la question « philosophique » de la réalité est un homme comme les autres dont la conscience est soumise au roulement des trois états relatifs. Un homme qui dans l’état de veille se consacre à la réflexion. Si, comme le sociologue constructiviste, il ne faisait que partir de ce que la conscience normale prend pour la réalité, il en fournirait seulement une justification rationnelle. Il serait un bon lourdaud d’empiriste comme dit Nietzsche. Ou encore, comme dit Freud, il fournirait un lot de rationalisations préconscientes pour recouvrir le grouillement vital de pensées instinctives peu claires et inavouées. On peut aussi l’imaginer en larbin des scientifiques, des technocrates, des politiques et des religieux. Si c’est cela la philosophie, elle ne mérite pas une heure de peine, car elle n’aura pas la moindre vision en profondeur de ce que peut être la réalité. L’exercice même de la philosophie suppose le doute, la remise en question du réel, non pas pour prendre la pose de l’éristique, mais pour mener une investigation sérieuse au sein d’un éveil plus élevé et afin de rendre possible un éveil plus élevé.
Et là nous arrivons à la question de Lewis Carol dans Alice au Pays des Merveilles, reprise dans plusieurs films : êtes vous prêts à descendre dans le terrier du lapin blanc? Oser vraiment la question : qu’est-ce que la réalité ? Non pas simplement : « qu’est-ce qui est réel pour vous ? » Comme on demanderait dans un sondage, sous-entendu : « qu’est-ce qui est important pour vous ? ». Ce qui est souvent une invitation à déballer des généralités ou à raconter des histoires sucrées ou rose-bonbon. Il y a des moments décisifs dans l’existence où, dès que nous changeons de point de vue, nous nous rendons compte, que ce que nous considérions comme « réel », se révèle complètement vide et insignifiant. Il en est ainsi de tous nos problèmes d’ego, qui, quand ils sont vus dans une vision en profondeur, sont tellement irréels ! L’ego adore se prendre la tête avec des problèmes qui n’existent pas et faire croire à d’autres que ses fictions sont la réalité. Si d’aventure la Réalité pouvait s’adresser à l'homme identifié avec son ego, elle lui dirait : tu vis dans l’illusion mon gars ! Tes problèmes sont tellement irréels que tes questions ne peuvent pas trouver de réponse !!
1) 
Corrigeons les formulations précédentes. Certes, chaque matin, en quittant 
l’état de rêve pour entrer dans l’état de veille, nous entrons dans le monde 
commun, ce qui veut dire la « nature intersubjectivement commune » comme dit 
Husserl. Cependant, « il y a autant de « mondes subjectifs »… que d’individus-hommes 
dans la « nature » ». Il est surprenant de remarquer à quel point, les mondes 
subjectifs finissent par se refermer sur eux-mêmes. C’est 
pourquoi nous disions 
plus haut que la plupart des personnes que nous côtoyons sont inaccessibles. 
Sans  ouverture consciente vers le 
monde commun. Vivant dans une bulle égotique qui 
fait écran, de sorte que les 
constructions mentales voilent ce qui est présent, ici 
et maintenant, en permanence. C’est pourquoi la question de la distinction 
entre l’état soi-disant de « veille » de
l’état de rêve se pose à nouveau et fait problème. 
Le monde onirique est un monde privé 
et une illusion entièrement 
construite par le sujet. Donc irréel. Le monde de l’état de veille n’est pas 
mon invention fantaisiste et mon caprice personnel, qui font justement partie 
des illusions que je surimpose au monde 
réel dans lequel je vis. Même si je me branchais sous perfusion virtuelle 
pour me recréer du rêve, il n’en resterait pas moins que par mon corps je serais 
encore dans le monde commun, auprès de mes compagnons d’humanité. Le monde 
réel est le monde de la vie, profond, riche, mystérieux, vaste et illimité que 
je perçois de manière très superficielle et trop souvent déformée. Je n’y ai 
accès que dans un étonnement vivant, lorsque le voile de mes
constructions mentales se 
déchire. Comme monde intersubjectif, perçu et 
construit dans la conscience 
collective des êtres humains, il est déjà calibré. Les routes sont tracées à 
l’avance, comme dit Bergson. En tant qu’être humain, nous ne pouvons pas 
imaginer quel peut être le monde intersubjectif vu par une 
autre espèce disposant d’une sensibilité différente de la nôtre. Les 
abeilles voient le même monde que nous, mais ont accès à des couleurs que nous 
ne pouvons même pas nommer. Le dauphin est doué d’une
empathie tridimensionnelle 
qu’un être humain ne peut pas comprendre. Un vol d’étourneaux est porté par un 
sens de l’unité au sein de la Nature dont nous n’avons pas la moindre idée. Nous 
n’avons pas le droit de dire que les couleurs que voient l’abeille sont 
irréelles, ni que l’empathie du dauphin n’a aucune réalité, ou que le mouvement 
en symbiose des étourneaux est irréel, sous prétexte que cet ordre d’expérience 
n’est pas calibré dans notre monde intersubjectif humain. La Réalité est 
d’une ampleur inimaginable. Au-delà du pensable. Elle s’ouvre en abîme à chacun 
de nos pas, mais c’est nous qui dessinons les  routes du possible et qui 
marquons notre empreinte dans le réel. 
L’homme dit 
« réaliste » ne croit que dans ce qu’il peut toucher de la main. Il vit dans un 
sens de la 
séparation et de l’opposition sujet/objet, sa propension habituelle 
est de définir le réel de manière chosique. Mais cela ne veut pas dire que dans 
la réalité la séparation existe, ni que l’opposition sujet/objet soit réelle, et 
encore moins que l’univers soit constitué de « choses ». Ce sont même des 
affirmations complètement infondées. L’idée de séparation n’est qu’une idée, en 
réalité rien n’est séparé de quoi que ce soit, l’univers tout entier est 
impliqué dans l’apparition de chaque événement qui surgit en son sein, comme un 
nœud dans une toile immense ou tous les événements sont corrélés les uns aux 
autres. (texte) Un objet n’a d’existence que pour le sujet qui le perçoit et il est 
impossible de dire ce que serait l’univers indépendamment de la conscience qui 
le perçoit. C’est même une proposition absurde. Un rêve d’objectivité 
auquel nous n’avons jamais pu prétendre. Ce qui est fonctionnel dans tous les 
cas, c’est la relation observateur-observation-observé. Ce que nous nommons 
objectivité repose sur un consensus d’expériences 
intersubjectives. Enfin, l’appréhension chosique de la réalité est structurée 
dans la nature même de la vigilance, c’est elle qui nous porte à repérer, à 
identifier des « choses », placées « ici » ou « là » dans un monde dit 
« extérieur ». Ce que la physique a fini par 
découvrir, c’est que la matière elle-même 
n’est faite que d’Énergie. Ce que nous croyons 
inerte et solide est en fait de l’énergie qui apparaît au sein de notre
perception gelée sous la forme des objets. (texte) Quand on 
cherche au cœur de la matière des « choses » solides, on ne les trouve nulle 
part et bien au contraire, il s’avère qu’à 99% les choses qui nous entourent 
sont composées de vide. Non seulement cela, mais 
nous avons aussi vu que de la virtualité de la Vacuité naissent en permanence 
particules et anti-particules, de sorte que si l’humanité pouvait trouver un 
moyen de capturer l’énergie du vide, elle disposerait d’une énergie infinie. 
Si 
l’univers tout entier est une danse énergétique, (texte) dans la moindre, jusqu’à la 
plus grande de ces parties, cela signifie que lorsque nous l’immobilisons dans 
« réalités » statiques, nous ne faisons que 
nous fourvoyer grossièrement. Et nous créons mentalement les conditions de notre 
impuissance. La réalité même est le changement constant, le
Devenir infini où ce qui est, est en 
constante transformation. L’Univers n’a pas été créé une fois et ensuite 
balancé, laissé à lui-même, à la va-comme-je-te-pousse, il est 
auto-créé à 
chaque instant. La Manifestation est la symphonie et la danse du Devenir jouant 
en lui-même et jouissant de toutes les formes. Et comme nous faisons partie de 
la Manifestation eh bien il 
faut aussi 
dire que nous participons de l’auto-création, nous sommes cordialement invité à 
jouer notre partition dans la Symphonie du Cosmos, à danser le Devenir, à jouer 
et à jouir des formes qui s’y trouvent. A célébrer la Vie en la vivant. (texte)
2) Ce qui ne confère pas pour autant à une forme manifestée une quelconque substantialité. La non-substantialité de ce qui est purement phénoménal implique que tout ce qui apparaît à tire d’objet dans l’espace-temps-causalité est en un sens irréel. Le monde relatif dans lequel nous vivons à l’état de veille n’a rien d’absolu, il est phénoménal et donc toutes les formes qui s’y rencontrent sont, dans un sens précis, irréelles. Toutes. Non pas exactement de la même manière que le sont les images dans le rêve, car il ne s’agit pas du même type de phénoménalité, mais il faut bien reconnaître que ce qui advient sous l’action du temps, se maintient et finit par disparaître est radicalement impermanent. Et il est important de le prendre en compte.
C’est 
pourquoi dans le bouddhisme les moines sont invités à venir s’asseoir à côté des 
morts, à visiter les lieux où les corps sont incinérés, ce qui constitue une 
leçon spirituelle incontournable. La forme n’est plus habitée et elle se défait,
elle a rendu l’âme qu’elle tenait captive. C’est la grande et terrible 
leçon de l’impermanence. Il y avait un ministre, un président, un 
people, avec 
sa cohorte d’admirateurs, ses œuvres, sa fortune, sa réputation, sa
célébrité etc. et il ne reste qu’une plaque de marbre 
avec un tiret entre deux dates : une naissance et une mort. Comme plus loin la 
plaque de cet inconnu tué sur l’autoroute par un chauffard ivre. Suprême ironie, 
insupportable ironie pour l’ego qui par nature s’identifie à la forme, 
cherche à la faire durer et met partout de l’absolu là où il n’y a que du 
relatif. (texte) Celui qui n’a pas rencontré la mort en 
face ne pourra jamais rien comprendre à la phénoménalité. Et quiconque n’a pas 
rencontré la mort en face n’a probablement jamais été mis en présence du
Sacré. L’homme
qui n’a pas le sens du
Sacré sait fêter la naissance, mais ne 
saura encore rien de la profondeur de la Vie, il n’aura pas approché le profond
mystère de la mort, car il le refusera 
par principe. Il restera accroché à la forme, 
crispé dans le refus, maudissant le ciel et la terre pour ensuite s’enfermer 
dans le chagrin. Ce qui engendrera de l’illusion, une compréhension mutilée de 
la vie, car la vie est tout à la fois naissance et mort dans un
cycle sans fin. C’est la loi du
Devenir, toute forme naît, se maintient un 
moment, puis se dissout tandis que l’énergie change sans cesse de forme. 
Enfin, dernier aspect, le plus radical. L’ego fait lui aussi partie de la phénoménalité, car il est une forme produite par l’esprit. Du point de vue de l’Être absolu, l’existence phénoménale est une succession de vagues de formes qui s’élèvent sur l’océan un moment puis disparaissent. L’Énergie universelle demeure et elle est encore et encore redéployée dans des formes sans nombre, sans limite et sans fin. Éternellement. Ce qui se laisse alors comprendre, c’est toute l’importance du détachement vis-à-vis du monde des formes. Le détachement est profondément libérateur, car il rend la phénoménalité à elle-même et par là le sujet à lui-même. A son ipséité pure, das Selbst comme dit Husserl. Le Soi. En effet, la phénoménalité implique un Témoin complètement impersonnel et dénué de forme, réceptacle de toute expérience, mais qui est à jamais introuvable et insituable, car il est ce à partir de quoi se déploie l’espace-temps-causalité du monde phénoménal. Ou encore, du point de vue des vécus, il est l’écran sur lequel l’expérience phénoménale est dessinée. Cependant, le Témoin, appelé le Suprême Observateur, dans Que soit-on vraiment de la Réalité ? ne peut pas être l’ego, car l’ego fait lui aussi partie du monde des formes, il est un produit du temps psychologique, il vient et il s’en va au gré des états de conscience. Aussi, pouvons nous dire que l’ego n’est pas non plus réel : ego is a ficticious self. De même qu’une conscience plus élevée libère de la phénoménalité, la même conscience libère de l’ego en percevant son irréalité.
3) Au terme de l’investigation, que reste-t-il de ce que nous tenons communément pour réel? Rien semble-t-il. Et c’est le point le plus difficile à comprendre. La pointe du paradoxe. La tentation en effet serait grande d’envoyer tout promener pour prendre la posture nihiliste de l’illusionnisme universel : « rien n’est réel, le monde n’est qu’un rêve. Alors à quoi bon le soutenir ? Tout est vide, tout-fout-le-camp et rien n’est réel ! Le monde n’est qu’un théâtre d’ombres sans substance. Comme dirait Shakespeare : une histoire de fous raconté par un idiot !!» C’est la bascule du déni de celui qui, un temps, voulait s’accrocher à des « réalités », saute dans le nihilisme, dans la pose de l’idéaliste déçu qui mâchouille du néant.
A la 
différence de la pensée orientale, la pensée occidentale a eu beaucoup du mal à 
négocier cette question. La posture 
nihiliste est assez fréquente chez les intellectuels
contemporains. 
Elle est même devenue très snob. Elle rode dans le théâtre de l’absurde 
et dans toute la littérature d’après-guerre. Mais l’illusionnisme universel 
n’est pas non plus la vérité. Il  confond à tort l’état de veille avec l’état de 
rêve. Le monde du rêve réalise un solipsisme intégral, c’est indéniable, mais ce 
n’est pas le cas du monde de la veille. L’aventure incroyable, le drame que 
vivent tous les sujets coprésents dans l’Histoire et 
dans l’évolution a un sens et porte l’empreinte de la 
réalité, ils ne peuvent pas être dévalés dans du rêve. C’est ce qui explique 
qu’un auteur comme Shri Aurobindo pouvait professer à la fois le non-dualisme 
du Vedanta et se dire farouchement réaliste. 
Pourquoi ? Revenons sur le sens de la Vacuité. La Vacuité qui est au cœur de toutes choses et qui porte tout ce qui est n’est pas le vide existentiel, ce vide qui ronge de l’intérieur une vie vécue tout en surface, sans communion avec la Vie universelle, ce vide qui donne un regard terne dès que prennent fin les simulacres d’une gaîté frelatée. La Vacuité n’est pas non plus le néant sartrien à quoi toute existence semble ramenée dans l’angoisse et consumé dans un zéro universel. La Vacuité est la Plénitude surabondante de la Vie, la Mère des Mondes, grosse de tous les univers possibles, Infinie potentialité de ce qui passe toute mesure. (texte) Mais l’intellect ne peut l’atteindre, (texte) la pensée ne peut le dire, car l’intellect et la pensée en procèdent. De Cela le Silence peut témoigner en laissant pressentir comme une immensité intérieure insoupçonnée. De Cela l’art, quand il touche au Sacré, peut aussi témoigner en laissant pressentir la dimension Invisible. De Cela nous pouvons encore recevoir la fulgurance dans l’étincelle d’un regard éveillé, complice de l’Infini.
Un vide qui est plein, une Vacuité qui est Plénitude (texte) c’est impensable pour l’intellect. L’intellect aime les coupes franches et les distinctions tranchées, il n’est à l’aise que dans la dualité, et voici qu’en présence de la Réalité non-duelle, il doit laisser place à une intelligence différente. Comment l’ultime Réalité, peut-elle simultanément embrasser l’Être immobile et sans forme et le Devenir dynamique d’où jaillissent des myriades de formes ? Cela passe l’entendement, mais le plus étonnant, c’est qu’il arrive qu’un être humain en ait soudainement un aperçu dans la percée d’une expérience verticale. Dans le Zen on dit satori. L’Éveil dans la conscience d’unité dont il est sans arrêt question dans le Vedanta.
Mais 
l’Éveil n’abolit pas le monde de la vie. Il ne fait que le remettre sur ses 
pieds. Auparavant, il y avait la 
montagne et les nuages, comme « choses » et « objets » dans la dualité, 
puis, dans un instant foudroyé, il n’y a plus ni montagne, ni nuage, mais Cela 
qui transcende les noms et les formes ; ensuite, il y a à nouveau les montagnes 
et les nuages, mais portés dans une invisible
Unité qui jamais ne se quitte 
elle-même. Rien n’a changé et tout a changé. Rien n’a changé car le monde de la 
vie est toujours là, bien que délesté de tout un paquet d’illusions. Il y a 
toujours les factures à payer, les poubelles à sortir, comme la fraîcheur du 
matin d’hiver et quelques étoiles dans le ciel rougeoyant. Mais tout a changé 
car beaucoup plus présent. Ce qui veut dire : 
ici et maintenant. C’est un indice important. La
seule réalité à laquelle 
nous soyons jamais confrontés est la convocation du 
maintenant présent. Pas hier qui n’est 
plus et n’est pas réel, sauf sous la forme des pensées nichées dans la
mémoire. Pas demain 
qui n’est pas encore et n’est pas non plus réel, sauf sous la forme de pensées 
anticipatives qui galopent vers un futur attendu ou espéré. Ou terrifiant et
apocalyptique. Pas non plus 
ailleurs, là-bas, au bout du monde, ou au bout du fil, là où je ne suis 
pas en chair et en os. Ailleurs n’est jamais ma 
situation d’expérience qui est seulement ici, c’est ici que je touche 
le réel, ici que je suis relié, noué dans la toile de la vie : ailleurs n’est 
qu’une pensée, ailleurs est irréel. C’est ici que la vie se touche elle-même et 
s’éprouve pour ce qu’elle est au cœur d’une conscience vivante. C’est de l’ici 
dont je dois prendre soin. Le miracle, c’est que lorsque je suis complètement 
présent, n’y a rien que le
présent accepté pour ce qu’il est. Il 
n’y a pas de conflit, pas d’impatience, pas d’agressivité, pas d’aigreur, ni 
d’amertume. (texte) Les sous-produits du temps 
psychologique. Il n’y a pas de problème non plus, il n’y a que cette 
situation d’expérience présente, qui exige seulement une
réponse juste, un mot à dire, un 
geste à faire et ainsi de suite, un pas après l’autre. C’est très simple en 
vérité, mais pour que cette vérité éclate, il faut d’abord voir en face le nuage 
des complications, des méandres tortueux de la pensée ordinaire, cette
agitation mentale qui est le lot de la conscience 
normale et sa folie. 
*   *
*
Alors oui, la réalité est bien ce qui s’impose à nous d’abord dans notre situation d’expérience présente et ensuite, parce que nous ne sommes séparé de rien ni de personne, (texte) ce qui surgit et se manifeste maintenant ici et partout dans le monde de la vie. Non pas en dehors de toute conscience, mais dans la conscience. Ce dont je ne perçois qu’une infime fraction en ce point et en ce lieu de mon expérience présente. Je peux toujours y superposer mes croyances, mes attentes, mes peurs, mes tendances conflictuelles etc. cristalliser sur ce qui m’est donné présentement toute une architecture de constructions mentales et par après appeler cet imbroglio tordu, confus et désordonné ma « réalité ». Je peux m’hypnotiser à ce point avec mes représentations qu’il ne me reste plus au bout du compte qu’à tenter de fuir ce que je crois être la réalité dans les dérobades du virtuel et de l’imaginaire.
Mais il me faudra alors apprendre que toute la souffrance que je produis pour moi-même et pour les autres est mon propre fait, mais n’est pas réelle en définitive. L’idée selon laquelle la « réalité » serait une construction collective n’est pas fausse, car il est important de savoir d’où viennent les normes qui cimentent les croyances communes, mais il faudra aussitôt ajouter qu’il existe aussi… des illusions collectives. Même un esprit dit « pragmatique » qui prétendrait s’en tenir au réalisme politique de Machiavel, la realpolitik, ne peut agir que sur fond d’hypothèses et de croyances concernant la réalité sociale. L’arrogance que l’on rencontre dans la politique, dans technocratie pure et dure ou dans le marketing par exemple ne sont pas fondés sur la réalité, mais sur une interprétation de la réalité. Et qui plus est, une interprétation cynique et illusoire. Mais justement, parce que nous sommes aussi créateurs de notre réalité, nous pouvons précipiter sur Terre autant l’enfer que le paradis. Alors quelle réalité voulons-nous créer ? Dans quelle conscience ?
*   *
*
Questions:
1. Pourquoi le mot "réalité" est-il si difficile à définir?
2. Faut-il opposer la réalité à l'apparence ou bien à l'illusion?
3. Quelle différences marquer entre phénoménalité du rêve et phénoménalité de l'état de veille?
4. Toute réalité est-elle le résultat d'une interprétation?
5. Quels sont les différents sens du terme "réalisme"?
6. Le fait que toute expérience soit soumise au temps implique-t-il qu'elle est irréelle?
7. En quel sens ce qui est durable serait-il plus réel que ce qui ne l'est pas?
    
    
    
    
  
  © Philosophie et spiritualité, 2012, Serge Carfantan,
    
    Accueil.
Télécharger,
Index analytique. 
Notion. Leçon suivante.
 
![]()
Le site Philosophie et spiritualité  autorise les emprunts de courtes citations des textes qu'il publie, mais vous devez mentionner vos sources en donnant le nom du site et le titre de la leçon ou de l'article. Rappel : la version HTML 
n'est qu'un brouillon. Demander la version définitive par mail.
 
![]()